>De la République compassionnelle

Longtemps je me suis couché…en me disant qu’il faudrait bien qu’un jour, je me décide à mettre un terme, un point final, à cette chronique qui m’asservit. Je ne dirai pas qu’elle m’assomme, même si je viens de l’écrire : c’est bien là le piège de l’écriture. Il serait plus juste d’écrire qu’elle me pompe. Vous pouvez  déjà vous douter que j’ai quelques raisons de me trouver de méchante humeur. En fait, je voudrais déroger au style habituel de mon exercice mensuel, mais je ne sais pas comment m’y prendre. C’est  l’indice d’un embarras, le même que j’ai éprouvé en entendant le Président de la République, le 2 décembre dernier , à l’EPS Erasme d’Antony , Hauts-de-Seine, département dont il avait auparavant présidé le Conseil Général.

Il faut  préciser que ma chronique doit être impérativement livrée la dernière semaine du mois précédant la parution du Mensuel et que je ne serai peut-être plus dans le même état d’esprit lorsque vous la lirez. Aujourd’hui, je suis blessé de m’être senti obligé d’écouter ce discours, au milieu de ceux qui avaient été conviés, du fait de leurs responsabilités institutionnelles, à venir entendre de leurs oreilles qualifiées, les propos du Président de la République sur l’hospitalisation psychiatrique.

Pris dans cette nasse, mes collègues et moi-même avons commencé par échanger des regards incrédules, tandis qu’en face de nous, du haut d’une tribune au fond de laquelle on avait pris soin d’aligner une brochette de figurants, un petit homme en costume d’ordonnateur, s’agitait avec force mimiques et un mouvement singulier du bras droit qui l’aidait à scander certaines de ses paroles les plus fortes : c’est un développement saccadé du bras, qu’il étend au fur et à mesure que la phrase se déroule, à la façon de certains professionnels du prétoire, bien que sans doute moins ample que  chez ceux qu’on appelle « ténors du barreau ». Il manifestait sa compassion pour les proches d’un disparu et interpellait la communauté : « J’ai été choqué de ne pas entendre beaucoup de mots pour la famille de la victime ! ». Il faut dire que la victime « avait eu le malheur de croiser le chemin de l’assassin », et que l’assassin en question était « une personne éminemment dangereuse (…) qui avait déjà commis plusieurs agressions très graves… ». L’homme en noir demandait qu’on se mît à sa place : « Je dois répondre à l’interrogation des familles des victimes que je reçois . » Je comprenais pourquoi il semblait si sérieux, si préoccupé : il devait sans doute repartir très vite, dès la fin de sa longue  homélie, pour aller recevoir d’autres familles d’autres victimes. C’est sans doute aussi pourquoi il annonçait, l’air irrité, qu’il allait mettre un terme au laxisme qui avait préludé à ce drame. Cela suffisait !

Il est d’autant plus urgent d’intervenir que le 13 décembre, un samedi soir, « ( des jeunes d’Antony) ont débarqué au Plessis-Robinson, munis d’armes de poing » et ont laissé l’un d’entre eux, assommé, dans le coma. « On a retrouvé sur les lieux, trois marteaux dont un brise-vitre ».  Mais, ce n’est pas tout : « Une autre bagarre a eu lieu la même nuit entre des jeunes de cette ville (Antony) et d’autres de Bagneux. Il s’agirait de jeunes ayant tenté de s’introduire dans une fête. L’un d’eux a été interpellé en possession d’un fusil à grenaille ». (Libération du 15 décembre 2008). On comprend mieux alors le souci du Président de la République de sécuriser les hôpitaux psychiatriques et d’abord celui d’Antony, car, si les jeunes de la commune débarquent avec ceux de Bagneux et du Plessis-Robinson pour faire la fête à l’EPS Erasme, avec armes de poing et fusils à grenailles, les schizophrènes ne feront pas le poids..

Ceci me fait penser à un patient, qui a étranglé sa mère il y a de nombreuses années, et dont le passe-temps favori est la méditation transcendantale, technique qu’il avait acquise en Californie, dans les années ayant précédé son passage à l’acte. Il a trouvé à l’hôpital le lieu privilégié pour sa pratique et ne souhaite surtout pas en sortir. D’ailleurs, le voudrait-il que je doute fort qu’on (deux experts) l’y autorise. Il pense plutôt qu’il en sortira un jour les pieds devant, pour être conduit au cimetière, ainsi qu’il me l’a annoncé, avec un sourire résigné : « Là où mes potagers, où mes potirons. » Il a dû répéter en scandant : « …mes potes âgés…mes potes iront », pour que je saisisse le sel de sa phrase. De temps à autre, il fait un passage en UMD (Unité pour malades difficiles), ce qu’on appelle un séjour de rupture, car, il se trouve régulièrement une infirmière à qui il fait peur. Il n’a nul besoin d’être agressif, il suffit qu’il s’intéresse un peu plus à elle qu’à d’autres, qu’il lui fasse quelque plaisanterie un peu galante, pas même grivoise, pour que l’ombre de l’étrangleur réapparaisse. Il a accepté depuis longtemps  le principe de ces séjours en UMD. Cela lui permet de rompre la routine de sa vie asilaire, dont il mesure les jours à la taille de ses cheveux et de sa barbe.  Il se les fait couper deux fois par an : une fois avant l’été, l’autre avant Noël, pour ne pas ressembler au Père du même nom. Il a un fils, que j’ai rencontré, il y a quelques années, parce qu’il voulait avoir mon avis sur son absence de contacts avec son père : il redoutait que celui-ci ne se sentît coupable de n’avoir pu l’élever, et préférait se faire oublier. Qui est victime, et de qui ou de quoi ? L’auteur du parricide ? Après avoir essayé en vain de se faire massacrer par des co-détenus alors qu’il était incarcéré, il s’est enfermé lui-même pour le reste de ses jours dans un lieu où aucune peine ne se purge jamais. De la seule victime, au sens pénal du terme, je serais tenté de dire, d’après certaines confidences du patient, qu’elle l’avait bien cherché.

Il va peut-être devenir indispensable, pour traiter sérieusement de ces questions, de faire un D.U. de Victimologie. Il n’est plus besoin, pour se former, d’aller à Montréal. Le Laboratoire d’Ethique Médicale et Médecine Légale de Paris V dispense un Diplôme Universitaire de 3e cycle, ainsi qu’un autre, de Psychotraumatologie, ouvrant tous deux la voie (royale ?) vers un Master professionnel dédié « à la prise-en-charge des victimes et des auteurs d’agression ». On attend avec impatience le Master qui formera à la prise-en-charge des familles de victimes, pour une approche globale. 

Il va falloir se former en vitesse, car on peut devenir une victime en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. On sent que le Président , malgré ou à cause de  tous les conseils qui lui sont prodigués, avec ou sans oreillette, pourrait devenir lui-même une victime de choix. Enfin, pas forcément celle d’un régicide, mais plutôt d’un expert mal informé, qui n’aurait pas lu les Ecrits de Jacques Lacan : 

« Chez l’homme « affranchi » de la société moderne, voici que ce déchirement révèle jusqu’au fond de l’être sa formidable lézarde (…) C’est cette victime émouvante, évadée d’ailleurs irresponsable en rupture du ban qui voue l’homme moderne à la plus formidable galère sociale, que nous accueillons quand elle vient à nous, c’est à cet être de néant que notre tâche quotidienne est d’ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux. »

Ces lignes de Lacan, conclusives de son rapport de 1948 sur L’agressivité en Psychanalyse, auraient pu servir à mettre en garde le Président.

 Jugez vous-mêmes de son imprudence : « J’ai bien conscience que ce sont des sujets (il s’agit de l’hospitalisation psychiatrique) qu’il n’est pas raisonnable pour un Président de la République, d’évoquer. Pourquoi, m’a-t-on dit, vas-tu te mettre là-dedans ? Tout le monde s’y est cassé les dents. Je vais me mettre là-dedans, car cela est indispensable. Et justement parce que c’est difficile, c’est mon rôle d’y aller… ». Vous voyez, je n’exagère pas . Il a même fallu retirer ce passage de la version du discours diffusée par les services de la Présidence. Des fois que cela donnerait des idées à un casseur de dents ! On comprend mieux pourquoi le Président n’a pas été autorisé à aller serrer chaleureusement la pince des patients, comme il est de coutume, lorsqu’un président visite un hôpital. 

 

26 Décembre 2008

Post Scriptum

Le 29 décembre, l’APM (Agence  de Presse Médicale) signalait qu’on recherchait toujours un schizophrène dangereux – pour ne pas dire : un dangereux schizophrène – hospitalisé d’office , qui avait fugué de l’Hôpital Edouard Toulouse de Marseille. La gendarmerie quadrillait deux départements pour le retrouver, avant qu’il ne soit trop tard. On apprenait, par la même occasion, que le patient aurait dû bénéficier d’une « permission » (ce terme est emprunté au vocabulaire pénitentiaire) pour fêter Noël en famille, mais qu’elle lui avait été refusée par le Préfet, le 24 décembre.

Le surlendemain de cette échappée, un autre patient du même hôpital, « jugé non dangereux », s’était évadé en pyjama, pour être retrouvé l’après-midi même dans les quartiers Nord de Marseille. Celui-ci n’avait pas fugué, mais s’était bel et bien évadé, puisqu’il était hospitalisé d’office par transfert de la prison des Baumettes où il était précédemment incarcéré pour vols avec effraction.

Les quartiers Nord évoquent d’emblée la délinquance et les petits trafics. Du reste, le patient en question n’a que 19 ans : c’est chichons et compagnie ; c’est aussi l’âge où se déclenche ce qu’on appelle une schizophrénie. 

Le premier, quant à lui, a 38 ans et déjà une carrière derrière lui. Il est des Hautes-Alpes, du côté de Gap. C’est là qu’il a estourbi à la hache le compagnon de sa grand’mère en 2004, après une première tentative de meurtre en 2001. Il vient plutôt de l’univers rural, du genre Pierre Rivière : la Santé mentale, c’est pour la grande ville. Mais, il a eu le temps d’apprendre les mœurs urbaines ou la culture des séries télévisées : « Il est probable, indique en effet la direction de l’hôpital dans un communiqué produit de façon préventive, que ce patient a provoqué une alarme incendie, déclenchant l’ouverture d’une trappe de désenfumage en toiture, par laquelle il a pu sortir ». Comme quoi on peut être schizophrène, dangereux et en plus, agir avec préméditation. 

Tous ces détails nous sont connus grâce à l’Agence Reuters, puisque les agences de presse ont désormais du grain à moudre avec les schizophrènes, qui vont sans doute nous étonner au fil des dépêches d’agences, surtout depuis que l’on sait que la schizophrénie est une maladie complexe, polygénique et multifactorielle, à effet de seuil, « qui permet d’intégrer les facteurs environnementaux dans l’étiologie de la maladie, par interaction », selon le Pr. F. Thibaut, du CHU Ch.-Nicolle, INSERM U614 (Rouen).

Dernière minute  (dépêche du Monde en ligne, le 1er janvier 2009)

« Le schizophrène jugé dangereux, échappé vendredi de son hôpital psychiatrique, a été arrêté ivre dans un bar d’Aix-en-Provence ». Faute d’avoir pu fêter Noël en famille… 

Claude  Léger

Psychiatre des Hôpitaux, responsable du Secteur 92G04, membre de l’EPFCL, dans le bulletin mensuel de laquelle cette chronique est initialement parue. Elle est extraite du volume Des nouvelles de l’ « immonde », Editions du Champ lacanien, Paris, 2009.

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3 réflexions sur « >De la République compassionnelle »

  1. Tristesse d'humanité cela me fait penser
    Bonnes Fêtes de Noël loin de ces cataclysmes psychiques
    et pour les "fous" au pouvoir : urgence d'en parler avant les passages à l'acte qui démocratiquement (!!!) font des victimes sociales

  2. Oui vous avez raison, mieux vos le parti pris de la dérision
     et en rire plutôt que d'en pleurer.
    Mais reste tout de même que le mal est fait et que jamais justice sera rendu et toujours le schizophrène sera la tête de turc des fous. D'autant plus ridicule vu les différences de comportement entre schizophrène. C'est un peu comme si on disait que les mammifères sont dangereux parce que les lions le sont.
    Mais cela fait rien c'est plus facile à dire.

  3. C'est ridicule, mais à force de l'entendre, on finit par avoir honte, même quand on passe son temps comme moi à l'assumer pour faire comprendre aux gens que nous ne sommes pas plus dangereux que les autres.
    Ce soir, la nièce de Lucette, qui s'est fait tuer à Pau, a laissé un message sur mon blog. J'en ai pleuré car il est poignant. Elle dit que Romain Dupuy est inhumain, et que puis-je lui dire? Je ne veux pas avoir honte d'être schizophréne, parce que je n'ai rien fait de mal, mais c'est vrai je n'ose pas lui dire ce que je pense de peur de passer moi aussi pour inhumaine. Je pense que ce qu'il a fait est atroce, mais qu'on l'a laissé s'enfoncer dans sa folie, et, outre les meurtres, quand j'ai vu le reportage sur lui, je le comprenais, je comprenais sa souffrance quand on disait qu'il était dans son lit, dans le noir, scarifié. Et ces images qui soi-disant devaient donner l'alerte, mais moi aussi j'en rêve, moi aussi j'ai des trucs sur mes murs qui font hurler les autres, pas parce que je suis violente, mais parce que la schizophrénie est ultra-violente, et qu'une photo de poupée de porcelaine avec la tête coupée, ça représente bien ce que j'ai vécu, mais de façon jolie.
    C'est de la souffrance dans tous les sens, partout, et vraiment je ne supporte pas que des connards (je m'en fiche, c'est pas mon président, je ne serai pas poursuivie pour outrage) en rajoute une couche. Je ne veux pas voir honte d'être schizophrène.Mais c'est vrai au moment du double meurtre, je me suis sentie indigne d'être en vie. Et là je ne me sens pas le droit de dire à quelqu'un qui souffre à cause d'un schizophrène ce que je pense, parce qu'on nous a tous assimilé à lui, et que je ne veux pas avoir honte mais que je ne veux pas passer pour quelqu'un qui n'a pas de coeur non plus.
    Quoiqu'on fasse, on est quand même conditionné par ces clichés.

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