Pratiques n° 84 dossier: « Où va la psychiatrie ? » Janvier 2019
Sandrine Deloche, Médecin pédopsychiatre
La qualité de la protection, du soin et de l’éducation délivrée à Victor, l’enfant sauvage renseigne en premier lieu sur la somme de notre propre sauvagerie.
Chaque fois que je pousse la porte de la salle Itard, c’est un temps suspendu de croisement. Je côtoie de jeunes enfants hospitalisés là. La plupart ont attendu des mois avant d’y être admis, faisant le désespoir des institutions, de l’école, et de leurs parents impuissants. A Itard, ils sont soignés, mais aussi traités et enfermés. Ils sont ici pour toute sorte de souffrance psychique appelée « trouble » ou « handicap ». Un matricule diagnostique de classification, le code d’une lettre accolé à un chiffre attestera de la chose, à la sortie. Chaque fois, qu’on déverrouille la porte de la salle Itard, je ne peux m’empêcher de penser à Victor et au docteur Itard incarné par François Truffaut dans son film L’enfant sauvage sorti en salle en 1970, visionné par 1,4 million de spectateurs. Un succès à la hauteur du mythe et de l’histoire vraie. Curiosité honnie, objet d’étude, fétiche des Lumières, Victor, petit sauvage de l’Aveyron, fut capturé un soir d’hiver en 1799, non loin de Saint-Sernin-sur-Rance.
L’excitation collective qu’il provoqua dans tout le pays met le doigt sur le retour du refoulé : « quel monstre avait pu naître d’une tentative d’infanticide ? » Rappelez-vous, parmi les nombreuses cicatrices de son corps, l’examen médical montra une large cicatrice à la gorge aussi précise qu’une lame de couteau. Jugé débile et sourd après l’examen de Philippe Pinel, il atterrit chez Jean Itard. Aidé par Madame Guérin, sa gouvernante, le docteur entreprit d’éduquer, d’enseigner et d’humaniser Victor. Les psys aujourd’hui diraient, faire un travail de subjectivation pour rendre l’enfant doué de pensées, donc sujet. Après cinq ans de labeur, les résultats furent minces. Aucun accomplissement véritable ne fut constaté, malgré l’application de méthodes validées, la stabilité du cadre, et la volonté intangible du maître. Les soirs de pleine lune, les jours de pluie, Victor continua à se ruer dehors, à quatre pattes dans l’herbe, la tête renversée et grimaçante au rythme de ses balancements. Victor sans langage résista à la connaissance. L’empreinte de la forêt garda l’ascendant.
La scène s’inscrit comme une perpétuité qui court encore. Les docteurs Pinel et Itard sont à la fenêtre et regardent Victor batifoler dans le jardin.
– Pinel : « Voyez-vous, Itard, cessez de vous tourmenter. Cet enfant a été abandonné au fond des bois tout simplement parce qu’il est un idiot de naissance, un fardeau sans doute pour de pauvres gens sans le sou pour leur marmaille. »
– Itard : « Je ne le crois pas. Je pense que cet enfant est devenu ce qu’il est parce qu’il a été privé dès le plus jeune âge de ce dont il avait besoin. »
Un plan fixe laisse les deux hommes songeurs côte à côte dans l’encadrement de la fenêtre. Magistral désaccord qui nous renvoie à l’actualité du moment en pédopsychiatrie.
En somme, soit on admet que la sauvagerie est toujours antérieure à l‘état de l’enfant perturbé, d’où l’importance de la repérer et de défendre avec la même conviction le soin prodigué à l’enfant malade et à l’antériorité qui le constitue. Soit le sort des enfants inadaptés est fixé dès la naissance, aucune responsabilité n’est alors attendue. La dimension politique et sociétale du mal est tue. Elle est recouverte par la fabrication de systèmes de contrôle. Depuis la loi Handicap du 11 février 2005, le trouble psychique a été recouvert par le signifiant « handicap ». L’injonction faite au corps médical de devoir reconnaître le dit « handicap » et d’organiser « sa compensation » renvoie au déni sauvage de la vie psychique. Cette savante construction politique permet de poser un grillage sur une population donnée qui trie le mental pathologique des petits comme n’importe quelle maladie, « symptôme-diagnostic-traitement », selon un référentiel neuroscientifique, donc une visée normative du problème. À partir de là, le dressage passe surtout par l’éducation, selon les convictions du docteur Itard. C’est-à-dire, quoiqu’il en coûte, et qu’importe le forçage exercé sur la jeunesse. Pour l’heure, je parle du moulinet de la logique des puissants qui n’est plus à une contradiction près. La majorité des études universitaires de psychiatrie et de psychologie, exclut désormais la transmission de la psychanalyse, au profit de méthodes de rééducation cognitive et comportementale qui fleurissent dans les cabinets libéraux à des prix exorbitants. À côté, le service public est laissé à l’abandon pour les plus démunis. Les recommandations de la Haute autorité de santé concernant le traitement du trouble attentionnel chez l’enfant, en 2015, incluent la prescription de la Ritaline® (dérivé amphétaminique). Sans pour autant se soucier de mettre en place une campagne de prévention face aux effets désastreux des écrans sur l’attention des enfants, petits et grands. Dans la même année, commence un large virage sécuritaire avec des attendus inadmissibles du ministère de l’Intérieur, peu démentis par celui de la Santé, concernant les profils de certains jeunes. L’état du milieu et des cités ghettoïsées ne font plus partie des priorités républicaines, seule la suspicion guide les peurs.
Quant à L’Éducation nationale, elle est tenue de revoir ses programmes scolaires, performer l’évaluation pour débusquer l’échec scolaire, tout en faisant disparaître le dispositif modèle de prévention (exercé par les maîtres spécialisés et les psychologues scolaires). Nous savons la détermination politique actuelle de valoriser la transmission des valeurs républicaines dès le plus jeune âge, celle qui en même temps, traque les enfants migrants dans les écoles de la République.
Faut-il pourtant rappeler que nous avons mieux que le simple foyer du docteur Itard pour protéger un enfant de toute forme de violence, quelle que soit son origine. Nous avons un arsenal juridique de protection des mineurs renforcé du côté de la prévention depuis les lois du 5 mars 2007 et du 14 mars 2016 relatives à la protection de l’enfant. Malheureusement, la politique d’austérité appliquée à la justice des mineurs ne permet plus son opérationnalité. Dans le temps imparti de l’urgence, la protection n’est plus assurée, induisant des situations intolérables.
Cette confusion entre une chose et son contraire existe aussi en pédopsychiatrie. Travailler dans la confusion et la contradiction est une pure folie, voire un acte de sauvagerie. Souffrance au travail, mal être des institutions et donc violence exercée sur les enfants sont les maillons d’une même chaîne. Mais tout comme Jean Itard, nous tentons des expériences, nous tentons de désaliéner les enfants fous en changeant la trajectoire du factum, avec l’exigence et l’illusion de déplier le temps froissé.
Heureusement, face à nos errances, la réalité de Victor est intemporelle. Ses lignes de fuite, sa radicalité d’exister au plus strict dénuement aboutissant à ne rien vouloir, ni parler la langue commune, ni apprendre autre chose que l’immédiateté de vivre créent une absence de truchement, donc un écart. S’ouvre alors la dimension politique du jugement. Gamine, j’ai gardé intact le souvenir de mon émotion en découvrant le film de Truffaut, mais surtout celui d’un impossible discernement de jugement concernant le visage de la sauvagerie. Évidemment, j’étais stupéfaite des fracas de Victor. Mais qu’il soit capturé, dompté, exposé, assujetti me paraissait tout aussi sauvage. Seule la musique du film ne faisait aucun doute sur ses bienfaits, permettant de se raccrocher aux branches. Souvenir marquant, le concerto pour mandoline de Vivaldi accompagne Victor gambadant dans la campagne des Batignolles, libéré de sa servitude.
À propos des enfants fous, la question de l’origine et du devenir de la sauvagerie, dans ma pratique, reste entière. Sans racine, ni baies à manger, sans eau des rivières, ni lisière des champs, sans ombre des bois, ni soleil ou mousse, sans chant d’oiseaux ni insectes Victor aurait-il survécu à la barbarie ? Bientôt nous en serons là.
Je garde en moi ce talisman : les forêts sont de bons guérisseurs sans discours, ni clef, ni porte.