Quand j’avais 10 ans

Pratiques n° 84 « Où va la psychiatrie ? »   Janvier 2019

Sandrine Deloche, médecin pédopsychiatre

Quand j’avais 10 ans, nous avions quarante ans d’avance. La politique de Santé prônait une pédopsychiatrie publique de proximité comme l’une de ses priorités. Répondre à la souffrance psychique des enfants et des familles, soutenir leur équilibre, leur maturation psychoaffective avait valeur d’action socio-éducative large dans le champ de l’Enfance.

Une avance considérable portée par un accueil gratuit, dispensé par les centres médico-psychologiques de quartier pour n’importe quel enfant sur le territoire français. D’un point de vue comptable, ces structures étaient gérées par les tutelles départementales pour un territoire de proximité de 200 000 habitants, définissant un secteur de la psychiatrie infanto-juvénile. Avancée politique fondatrice renforçant une politique de prévention exercée, sur le terrain, par les PMI, les maisons vertes, les réseaux d’aide scolaire et les services sociaux. Cette construction visionnaire s’est faite grâce à la volonté réciproque d’une poignée d’hommes politiques, cliniciens. Mais ne nous y trompons pas, ce fut un combat porté aussi par le refus de l’ordre en place. « Créer c’est résister à ce qui entend contrôler nos vies » rappelait Gilles Deleuze1. Privilégier une approche humaniste du soin psychique, loin du spectre de toute organisation concentrationnaire, avait valeur d’engagement politique contre la barbarie. Destituer les murs de l’enfermement, inventer une psychiatrie citoyenne et prendre soin des lieux qui soignent pour mieux guérir exprimait la nécessité radicale de changement. Suivront un bouillonnement intellectuel formidable et la transmission de savoir-faire institutionnels pour les générations soignantes futures, comme la psychanalyse pour enfants, la psychothérapie institutionnelle, un travail d’équipe tout à fait unique. Aujourd’hui, le secteur, ce modèle médico-social, cité comme une exemplarité française bien au-delà de l’Hexagone, est en train d’être liquidé. J’ai 50 ans, je suis pédopsychiatre de secteur.

A l’heure où les frontières pourraient se refermer, où se déploie dans toutes les villes une architecture de l’hostilité, où les gens crèvent d‘un délitement du lien social, où la mixité sociale disparait des institutions républicaines, cette psychiatrie de proximité est asphyxiée. Il faut entendre des enfants en souffrance sur liste d’attente venant pour retard de langage, blocage scolaire, agitation excessive, sommeil détraqué, jalousie fraternelle, peur magistrale de l’échec, brisure familiale. Ils seront écoutés dans six mois, un an. Sans parler de la pénurie de structures d’aval spécifiques pour recevoir des enfants autistes, des délais d’hospitalisation de deux à quatre mois pour petits ou adolescents en grande détresse. Il faut entendre, également, des équipes de soins épuisées, déconsidérées, disqualifiées de surcroît par un manque de moyens criant au mépris de leurs compétences, sans parler de la pénurie médicale à venir. Ce n’est pas un vain mot quand le Professeur David Cohen interpelle, en mars 2017, les sénateurs de la mission d’information sur la situation de la psychiatrie des mineurs en France : « La pédopsychiatrie, le tiers-monde dans la République ! »2. Intervention choc qui condense la désertification médicale, la précarité des moyens, la liquidation de la formation universitaire, l’attaque politique de la psychanalyse, le plein pouvoir donné aux instances technocratiques : les Agences régionales de santé et la Haute autorité de santé.

Hélas, les leviers de cette lente catastrophe sont bien identifiés. L’application méthodique d’une gestion de productivité d’entreprise aux structures publiques hospitalières comme extra-hospitalières, toute discipline confondue, associée à une politique d’austérité. Répenser tout l’archétype géographique du sens même de la proximité en santé mentale est malheureusement la visée politique du moment. Une logique de regroupement, de compression, de suppression des lieux d’accueil au mépris de la précarité socio-économique des familles qui en ont le plus besoin. Une aberration !

A contrario, sur le terrain les demandes de soins ne cessent d’augmenter. Les situations de crise de jeunes enfants (tentatives de suicide, explosivités de violence, conduites à risque) ne sont plus des faits uniques. Il s’agit souvent de faire face à une comorbidité additionnelle exigeant un travail de partenariat de haute qualité. Débordés par des enfants en grande souffrance, les écoles, comme les services sociaux et la protection des mineurs, sont au bord de l’implosion. Ces clignotants viennent dire la nécessité absolue d’un travail de proximité dans sa dimension soignante mais aussi préventive pour les enfants de tout âge, exactement comme le formulent les missions d’une pratique pédopsychiatrique de secteur.

A l’autre bout, la nouvelle feuille de route donnée aux soignants est parfaitement contraire à l’éthique de l’hospitalité : la maladie mentale, le soin et le service public doivent être rentables ! La T2A, réglementation tarifaire à l’acte est aux portes de la psychiatrie. L’influence des lobbys à forts conflits d’intérêts, les ingérences managériales dans le soin, l’application de la Loi 2005 avec la création des Maisons départementales pour personnes handicapées (MDPH) cautionnent une antipsychiatrie nouvelle. Pas celle anarchiste, révolutionnaire des années soixante, du temps où j’étais bébé. Non ! Celle dont parle le philosophe Pierre Dardot : « L’ancienne antipsychiatrie dénonçait la psychiatrie comme instrument de répression sociale en raison de son caractère médical. La nouvelle antipsychiatrie s’en prend à l’existence même du psychique au nom même des prétentions de la médecine scientifique. »3 Celle qui véhicule la haine du soin psychique, qui traque dès le berceau la sauvagerie des enfants qui dérangent pour les classer en symptômes, les déclarer « handicapés », leur prescrire des dérivés amphétaminiques, les dresser aux méthodes référencées Evidence-Based Medicine (EBM) pour les réduire au silence. Face aux cris d’alarme des praticiens de terrain, il existe la même surdité politique.

Mesdames Messieurs les politiques, jusqu’où ira votre servitude aux injonctions d’austérité ? Jusqu’à quand le dogme du néolibéralisme pilotera-t-il vos actions pour relayer « la course à la productivité, à l’épuisement irréfléchi des ressources naturelles, à la consommation frénétique, au cocktail quotidien stress-psychotropes, à la souffrance au travail, aux inégalités abyssales »4 ? Jusqu’où votre soutien à la destruction des biens sociaux pour ériger la rentabilité comme seul credo légué aux futures générations ? Sachez que cette folie additionnelle a un coût exorbitant. Des économistes atterrés comme Frédéric Lordon apportent d’autres réponses. Des alternatives radicales, certes, mais pour « une sortie du libéralisme proposant une tout autre cohérence et de réels bénéfices : libérés de l’austérité budgétaire, celle de l’euro, et des marchés, nous pouvons redévelopper les services publics, les emplois utiles ; protégés par la possibilité de la dévaluation et par un protectionnisme raisonné, les salaires peuvent croître à nouveau sans entamer la compétitivité ; enfin, la mise au pas de la finance peut se prolonger en démantèlement du pouvoir actionnarial pour rétablir du travail moins infernal »5.

Pour nous soignants, peut-on faire l’économie d’un bras de fer avec le pouvoir politique pour défendre une certaine pratique du soin pour les patients comme les soignants ?

« Il y a une qualité politique de la colère qui rejoint la rage des poètes, en ce sens qu’elle consiste à s’insurger contre l’inattention que la société des dominants porte aux formes de vie des plus humbles. »6 Alors préparons-nous à agir ! Le devoir de colère doit faire face aux troubles de l’attention de nos politiques pour réinventer une avancée indispensable et forcément rebelle.

Notes

 Gilles Deleuze, Qu’est-ce que l’acte de création ?, Conférence des mardis de la Fondation Femis. 17 mai 1987.

2 Milon Alain, Amiel Michel, Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur la situation de la psychiatrie des mineurs en France, La Documentation Française, avril 2107.

3 Pierre Dardot, « Comment changer notre regard sur l’enfance et la folie ? Une nouvelle antipsychiatrie », tribune idées, l’Humanité, 25 octobre 2016.

4 Renaud Lambert, Sylvain Leder, « Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer », Le Monde Diplomatique, octobre 2018

5. Ibid., 3

6 Patrick Boucheron, L’émotion souveraine, « Colères », Ed Esprit, mars 2016.


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