Le prix de l’obéissance dans PRATIQUES n° 80

Sandrine Deloche, médecin pédopsychiatre                                                     Pratiques les cahiers de la médecine utopique n°80.                                  Dossier : la marchandisation des corps. Janvier 2018

Quand un symptôme de l’enfance tombe aux mains de logiques marchandes, sans surprise l’économie du sujet passe derrière les intérêts politico-financiers. Ici, ce sont les contours d’un scandale sanitaire qui interrogent notre propre obéissance à de telles manœuvres, et son prix.

Aujourd’hui quand un enfant pose problème à l’école, il n’est plus un élève en difficulté ni un enfant à part. Il est un trouble, un handicap, une maladie. Sans attendre, il est estampillé, fiché, étiqueté, traité, orienté. L’échec scolaire ne relève plus de l’Éducation Nationale, au sens strict du terme : une nation qui s’engage dans l‘éducation de ses enfants. Non, l’échec scolaire est devenu une valeur marchande. Il est sous-traité en surface par la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH), et en profondeur par les laboratoires pharmaceutiques. Ces deux-là ont un pouvoir exorbitant. Ils ont fabriqué 2 substances hyper toxiques quant à la construction de l’enfant : la MDPH, la reconnaissance d’un handicap psychique à tout bout de champ et les « labo », un dérivé d’amphétamine prescrit larga manu, le méthylphénidate ou Ritaline, puissant stimulateur de l’attention, une sorte de pilule miracle de la réussite scolaire. Et entre les deux, il y a les médecins et leur conscience, les parents et leurs attentes. Très vite, les choses peuvent s’emballer pour un enfant âgé de 4 ans ou 7 ans, agité, instable ou réfractaire à entrer dans les apprentissages. Celui-là est reconnu handicapé et malade, c’est à dire atteint du trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité : le T.D.A.H. Une fois le diagnostic posé, l’administration quotidienne d’amphétamine (le methylphénidate) avec ou sans la présence d’une aide de vie scolaire à l’école serait l’unique salut de cette « maladie » en pleine expansion depuis 10 ans.  De quoi s’agit-il ? Véritable pandémie ou flambée marketing ? Ce trouble mental est vendu comme le plus fréquent chez l’enfant d’âge scolaire (de 4 à 17ans), un enfant sur 10 aux USA, avec une explosion d’enfants atteints de  600 000 en 1990 à 3,5 millions en 2012. Le chiffre d’affaires des médicaments vendus pour lutter contre est passé de 40 millions de dollars il y a 20 ans à 10 milliards aujourd’hui !!

En France la prévalence est de 3, 5 à 6% des enfants de 6 à 12 ans. Mais les dérives vont bon train, l’autorisation de mise sur le marché est notifiée à partir de 6 ans, et sa prescription exclusivement hospitalière. Il n’est plus rare de voir des enfants en maternelle sous Ritaline, des pédopsychiatres libéraux prescripteurs et des associations de parents frondeurs qui en redemandent. L’enfant devient la balle de tous ces cercles de complaisance assumée. L’expérience fondatrice d’apprendre et l’expression de ses maux ont été déviées de la problématique singulière de l’enfant pour servir l’intérêt politique et marchand.

Au delà d’un marché juteux, quelle économie est privilégiée dans cette affaire ? Celle d’un sujet en construction, d’un marché pharmaceutique sans régulation ou d’une société en crise, oublieuse du sens critique ? Nous sommes en train de jouer aux apprentis sorciers à gaver nos petits d’amphétamines dont les effets secondaires avérés et bien réels sont là, dépression, anorexie, retard de croissance, troubles cardio-vasculaires… plus dangereux encore sur un cerveau en développement. Et tout ceci sur la base de mensonges scientistes inventant une maladie avec la complicité de laboratoires, histoire révélée par l’instigateur en personne. Quelques mois avant sa mort en 2009, Léon Eisenberg, éminent neuro-pédiatre américain déclare «  le TDAH est le type même de maladie inventée ». En 1970, ce médecin chercheur rapproche l’agitation infantile d’un éventuel dommage cérébral passé inaperçu, appelé « minimal brain dysfunction » avec la possibilité d’une réparation chimique du trouble. À ce jour, aucune étude n‘a démontré l’existence génétique de cette maladie, ni la spécificité des symptômes retenus même à l’imagerie cérébrale, ni la suprématie de la Ritaline par rapport aux autres approches thérapeutiques. A qui pourrait-on faire croire qu’une crise d’appendicite se traite désormais par un dérivé morphinique puissant, sans geste chirurgical ? Certes le patient serait soulagé et calme mais loin d’être guéri, il risquerait la péritonite, la septicémie et la mort.

La reconnaissance du TDAH indissociable du traitement par la Ritaline validée en 2015 par la Haute Autorité de Santé frôle le scandale sanitaire à tous les étages. Pour en arriver là, il faut une chaîne de décisions que croisent passion de l’ignorance, conflits d’intérêts politico-financiers, mais surtout exemplarité de l’obéissance. Celle qu’Hannah Arendt a bien étudié durant le procès d’Adolf Eichmann, en 1962. La ferveur zélée de ce fonctionnaire nazi à obéir, à se cantonner à cette loyauté extrême d’exécuter simplement les ordres en a fait un des pires criminels de l’histoire. Enclaver le TDAH sans rien vouloir en savoir de ce que signifie un tel symptôme « signal » chez un patient, c’est faire preuve d’une obéissance aveugle à des protocoles de prise en charge qui nient la notion du sujet et sa mise en sens. Pourtant, l’agitation chez le petit en dit long sur son incapacité à être seul, à penser par lui-même, à éprouver ses sentiments, à pouvoir rêvasser grâce à une bonne sécurité intérieure, à se centrer pour grandir. Être éparpillé en soi-même et plus encore par et vers l’extérieur au quotidien est une rude destinée. Aussi comment peut-on faire l’économie de vrais remèdes face aux causes socio-éducatives évidentes comme l’invasion des écrans dans les foyers, la suprématie et la violence des images, l’incessante dégradation du cadre scolaire, et un mode anxiogène d’apprentissage loin de l’observation du vivant. Sans mesure urgente, les cerveaux des enfants seront bientôt exclusivement sous perfusion du numérique et d’amphétamines, substances hautement addictives l’une comme l’autre, reflet de notre molle obéissance.

Je travaille dans un endroit où l’on soigne des enfants agités, violents, souffrant d’échecs scolaires en autres. Ils viennent plusieurs fois par semaine, sur le temps scolaire pour passer des journées auprès d’une équipe de soignants : éducateur, infirmier, psychologue, psychanalyste, médecin, psychomotricien, orthophoniste. Nous leur proposons des soins institutionnels qui associent groupes thérapeutiques et temps individuels, scolarité adaptée comprise. La lecture des symptômes est psycho-dynamique, psychanalytique et psycho-sociale, ouvrant des tas de questions sur l’individu et son environnement. Ce qui équivaut à traiter l’enfant à partir de son économie subjective, psychique, familiale. Dès lors, le trouble exprimé et/ou le médicament qui pourrait le faire disparaître ne nous dispense en rien du chantier qui s’annonce. Déloger l’énigme existentielle douloureuse de l’armure, constituant le symptôme et la résoudre. Mais rien n’est plus aléatoire, difficile, scabreux. Car ces enfants là, que l’on pourrait désigner de toqués, tarés, révoltés, handicapés, expriment une désobéissance totale à l’ordre du monde. Leur désobéissance pose un acte ultime d’exister. Leur révolte est aussi à entendre à la hauteur de l’aliénation sociale ambiante. A bien y regarder, il s’agit d’une triple aliénation. Celle liée au symptôme, aux institutions qui vont prendre en charge le symptôme, et à leur état d’enfant totalement dépendant. Si on ajoute à cela, le statut de handicapé et de malade dépendant d’amphétamines, il y a de quoi disjoncter ! N’oublions pas de souligner dans le même temps, l’imposition de logiques « modernes » d’organisation de l’éducation, de la santé et de la protection des mineurs assumant un démantèlement de toutes les actions de prévention et d’aides de proximité au profit de politiques de santé qui se détournent la valeur du sujet comme être pensant, du temps incertain du soin psychique, et plus encore, de la priorité de missions non lucratives.

Face à cette forme d’assujettissement, je préfère accompagner leur désobéissance fragile et extrême, mais qui reste une expérience de subjectivité salutaire. Ils nous obligent chaque fois à réfléchir autrement, à remettre en question le savoir inscrit, à accompagner chaque situation comme une histoire unique et trouver les mots qui feront sens et soutiendront la pensée symbolique donc structurante.

D’un point de vue économique, si les chaos de l’enfance ne sont pas mis en perspective grâce à notre travail d’élaboration critique et écoutés loin de ceux qui établissent un peu plus chaque jour une société rongée par la valeur marchande, source de désir insatiable de consommation, nous aurons perdu la partie pour longtemps. Le soin doit rester aux antipodes des cycles inflationnistes des marchés, de la rentabilité comptable et des mensonges technocratiques. Seule la désobéissance souveraine est le prix à payer nous disent ces enfants-là.

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