Docteur Sandrine Deloche. Médecin pédopsychiatre.
En 2017, l’hôpital Sainte-Anne fêtera ses 150 ans d’existence. L’occasion pour son personnel de témoigner de l’histoire de cette grande maison. Son directeur, Monsieur Jean-Luc Chassaniol, est président d’un vaste empire appelé le « Groupement Hospitalier de Territoire Paris – Psychiatrie & Neurosciences » réunissant 5 hôpitaux psychiatriques parisiens. Il a été gratifié d’avoir ouvert le bal de l’application des nouvelles directives ministérielles. A savoir, la création de groupements hospitaliers psychiatriques, avec mutualisation des moyens, qui visent à détruire un acquis social et sanitaire unique au monde : la psychiatrie publique de secteur, dont celle dévolue aux enfants 14ème arrondissement de Paris, gérée par l’hôpital Sainte-Anne.
Dans les faits, en janvier 2017, les équipes de pédopsychiatrie de secteur, récemment implantées Porte de Vanves vont subir un énième déménagement, embarquant avec elles plus de 900 familles suivies. Cette fois-ci, pour s’installer dans l’enceinte même de l’hôpital Sainte-Anne, à l’étage d’un pavillon appelé « local à tiroirs ».
Une file active de plus de 900 familles, cela représente, sur une année, un mois, une semaine, combien de consultations médicales, de suivis en psychothérapie, en orthophonie, en psycho-motricité, combien de groupes thérapeutiques, d’accompagnements socio-éducatifs ? Cela représente aussi un travail difficile à comptabiliser de partenariat de proximité, avec les écoles, les collèges de la ZEP locale, avec les services sociaux, les pédiatres… Bref, il s’agit de « délocaliser », pour la 2ème fois en 2 ans, le travail de cette psychiatrie publique de secteur, caractérisée par la gratuité et l’accueil de tout enfant et famille du 14ème arrondissement qui serait dans le besoin.
Mais qu’est ce qui échappe donc à la direction de l’hôpital Sainte-Anne, pour soutenir qu’une telle opération est une simple formalité ?
Ce qui échappe en premier, c’est le fondement de notre travail. Adossé à la notion d’espace-temps, il requiert de la continuité et une certaine stabilité du cadre c’est à dire de notre fonction d’accueil au sens thérapeutique du terme pour les enfants en souffrance.
Ce qui échappe en second, c’est la fragilité de la plupart des familles qui ont souvent déjà vécu des traumatismes, notamment des faits migratoires chaotiques. Elles vivent une précarité sociale, une ségrégation quotidienne souvent intriquées à la problématique psychique de l’enfant. Pour ces familles, l’institution représente un ancrage salvateur bien au delà de nos missions de soins. Tout changement de cadre réactive des blessures anciennes et entame la confiance instaurée.
Ce qui échappe en troisième, c’est l’Histoire et ce que permet son récit.
Après 1945, il était impératif de repenser l’accueil de la folie dans une perspective citoyenne et humaniste, donc de ne plus accepter l’enfermement mais surtout la ségrégation des aliénés face aux crimes perpétrés dans les camps et dans les asiles français. C’est de ce refus qu’est né l’esprit du secteur aboutissant des années plus tard à un dispositif de soins « hors les murs » unique au monde, appelé politique de secteur : une organisation territoriale de dispensaires de quartier dits Centres médico-psychologiques, permettant un accès, pour quiconque, à des soins gratuits auprès d’équipes pluridisciplinaires.
En 1970, le Professeur Michel Soulé crée le premier secteur de pédopsychiatrie sur le 14ème arrondissement. Un secteur pilote car très impliqué dans la question de jeunes enfants placés. Pourquoi dans cet arrondissement ? Parce qu’il travaillait à l’hôpital Saint-Vincent de Paul, adjacent au foyer d’accueil d’urgence de l’Aide Sociale de l’Enfance de Paris. Il déplore les conditions réservées aux pupilles de l’Etat et autres placements. Il décide alors de développer une politique de prévention de ces situations d’enfance en danger, selon 2 axes de travail révolutionnaire. Un axe de soins et de recherche concernant les liens précoces mère-bébé, en collaboration étroite avec les équipes pédiatriques de néonatalogie de l’Institut de Puériculture de Paris. Et un axe de soins de proximité avec une attention particulière portée à la dimension sociale de la souffrance psychique pour les enfants du 14ème. Il ouvre 6 petites structures d’accueil de quartier dont le CMP Corentin, 22 rue du Père Corentin. Le secteur pédopsychiatrique du 14ème est ainsi créé, de plein pied dans la Cité.
Des générations d’étudiants ou de jeunes médecins se formeront à l’approche psycho-sociale de la psychiatrie de l’enfant, et à la pratique psychanalytique, grâce à une formidable tradition de transmission de ces lieux inscrits dans la filiation « Soulé ». Je fais partie d’une des dernières générations à avoir saisi ce legs de 40 années d’expérience. Très concrètement, nous recevions les enfants et leurs familles, selon les principes d’un accueil hautement artisanal au sens noble du terme. C’est à dire en écoutant la dimension singulière du symptôme, en élaborant des soins « sur mesure » dans un espace convivial à taille humaine, très bien repéré dans la vie de quartier.
Pourtant, en juillet 2014, le Centre Médico-Psychologique Corentin a fermé, rayé de la carte. En amont, un collectif de soignants s’est créé pour lutter contre. Journée de grève, soutien syndical, demande de négociations dans les instances décisionnaires de l’hôpital, courrier à l’Agence Régionale de Santé, pétition envoyée au ministère de la Santé, articles dans la presse, rien n’y a fait. Du côté de la direction, le motif initial était « un loyer locatif trop excessif », puis ce lieu fût qualifié « d’autarcique et d’obsolète ». C’est finalement « une question de principe ! » dira le directeur. Faut-il entendre « le fait du prince » au mépris des familles et des équipes de terrain ?
Mépris d’avoir soutenu qu’il n’y avait aucune différence dans l’accueil et l’autonomie des petits patients entre un CMP de quartier de plein pied sur rue et celui au 3ème étage d’un immense bâtiment situé boulevard Brune, localisation urbaine effervescente et surdimensionnée pour un enfant.
Mépris de nous avoir installé précipitamment Porte de Vanves dans l’ancien Institut de Puériculture de Paris, pour nous faire déménager 2 ans plus tard compte tenu de travaux de grande ampleur prévus sur site. Face à notre requête initiale de ne pas faire subir cet inutile et très dommageable va-et-vient aux patients, la direction avait répondu NON. Soit disant, les économies de loyer faites sur le CMP Corentin allaient venir financer ces dits « travaux » !!! Mépris d’avoir voulu nous faire croire à de telles inepties comptables.
Mépris tenace donc d’avoir relogé une activité de secteur dans ce lieu quasi à l’abandon sur des étages entiers, hanté par le vide et la désertion. Depuis cette installation faite à la hâte, pas un jour passé, pour les patients comme les équipes, sans subir des pannes d’électricité ou d’informatique, des alarmes incendies déclenchées, des odeurs nauséabondes, des retards de courriers, des coupures téléphoniques, une exposition à des chantiers ouverts, une absence d’eau potable, d’isolation phonique dans les bureaux, des sorties de secours non sécurisés, des bureaux glacials l’hiver et bouillants l’été. Toutes ces avaries ont été récemment accentuées avec le début de travaux dans les étages adjacents, les activités de soins continuant, au mépris des patients et des soignants !
Chacun essaie de se convaincre qu’il n’est complice en rien de cette histoire, que le secteur de pédopsychiatrique existe toujours. Comment le pourrait-il, hors sol, privé de ses fonctions primordiales d’accueil, de proximité et de continuité? Quelles vont être les conséquences cliniques et sociales d’une telle destruction? Quelles seront les familles les plus impactées ? Comment en est-on arrivé là pour liquider un héritage de 40 années de pratique sectorielle de qualité et d’innovation?
Retour sur l’archétype d’une stratégie politico-gestionnaire orchestrée à tous les étages, dont les familles les plus démunies feront les frais pour longtemps, pire ont servi de monnaie d’échange. Sous l’impulsion du ministère, l‘Agence Régionale de Santé Ile-de-France met en place la Communauté Hospitalière de Territoire, préfigurant le GHT actuel, regroupant 5 établissements dont l’hôpital Sainte-Anne, tête de proue du projet. La Mairie de Paris veut réhabiliter l’Institut de Puériculture de Paris (IPP) alors en liquidation judiciaire, situé Porte de Vanves, soutenue par la mairie du 14ème qui souhaite désenclaver ce quartier réputé « chaud ». La direction de Sainte-Anne à la croisée de tous, se positionne pour obtenir la concession de l’IPP. Une équation se met alors en place. Pour rentabiliser cette opération immobilière, l’ARS donne son feu vert pour y mettre, avant fin 2014, une forte activité pédopsychiatrique, celle du 14ème arrondissement. Nous y voilà ! Il s’agissait d’une urgence juridique d’acquisition, très loin d’une impériosité salutaire de venir en aide aux plus démunis de l’arrondissement. Dans quelques semaines, débuteront de gros travaux de rénovation de cet immense paquebot rebaptisé pour l’occasion Institut Paris Brune. Mais au fait, d’où vient le budget qui se compte en millions ?
Plus globalement, c’est le résultat d’une politique de Santé qui use de directives ministérielles calquées sur des modalités managériales totalement déconnectées de la réalité du terrain et de la parole des cliniciens. La loi H.P.S.T de 2009 (Hôpital Patients Santé Territoires), comme celle de 2016 restructure sans cesse l’organisation hospitalière. Pour l’heure, l’obligation de « coopérations hospitalières » redessine une nouvelle « territorialité » de la psychiatrie sur le modèle économique de grands groupes industriels. On connaît la suite…
Liquider une pratique de secteur pour les enfants du 14ème, au delà d’un scandale sanitaire qui perdure au quotidien, c’est assumer une grave erreur de Santé Publique. Le ministère de la Santé, l’Agence Régionale de Santé Ile de France, la Mairie du 14ème, la direction de Sainte-Anne auraient-ils été, à ce point, mal renseignés? Que leur disent les professionnels de terrain depuis des années ? Les demandes de soins ne cessent d’augmenter, les situations de crise d’enfants de plus en plus jeunes (tentatives de suicide, explosivités de violence, conduites à risque) ne sont plus des faits uniques, la comorbidité des suivis exige un travail complexe de partenariat hors du temps de soin, l’absence de mixité sociale renforce toutes les inégalités. Débordés par des enfants en grande souffrance, les écoles, comme les services sociaux sont au bord de l’implosion. Les équipes de terrain vivent une précarité de moyens qui ne leur permet pas de répondre à tous les fronts. Cette précarité est honteusement reformulée sous le terme d’incompétence ou de pratique obsolète. Pourtant tous ces clignotants viennent dire la nécessité absolue d’un travail de proximité dans sa dimension soignante mais aussi préventive pour les enfants de tout âge, exactement comme le formulent les missions d’une pratique pédopsychiatrique de secteur.
La confiscation des lieux de proximité dans les quartiers s’accélère. Cela renforce le délitement du lien social et par la même, toutes les politiques de prévention qui ne peuvent s’exercer sans une dimension locale et humaine. A l’autre bout de la chaine, on demande aux psychiatres d’estampiller les enfants turbulents « handicap psychique », de prescrire des dérivés amphétaminiques aux inattentifs, d’assurer le repérage, le suivi de jeunes radicalisés selon une politique sécuritaire. De quels maux s’agit-il ? De quels maux les politiques se dédouanent-ils ? Transformer des malaises de société en symptômes psychiatriques ou en impasses sanitaires, c’est se dessaisir d’une responsabilité collective qui produit le contraire de ce dont les générations de demain auront le plus besoin. Une bonne santé mentale, morale, ou républicaine ? A choisir, je dirais celle qui préserve la capacité de jugement et l’envie de rebâtir sur ces ruines.
En attendant, comme l’écrivait Pier Paolo Pasolini « je connais les noms… ».
En ligne sur le blog « Contes de la folie ordinaire ». Médiapart (17 nov 2016).