Carlos Parada Psychiatre ( 94)
I – Le contexte :
L’école accueille plus de 220 000 élèves dits « en situation de handicap », l’immense majorité des dossiers trouvent justification d’ordre psychiatrique. A l’école comme en pédopsychiatrie, la politique et l’idéologie du handicap impulsées par une loi de 2005, malgré quelques avancées, ont produit des effets problématiques majeurs qu’il convient de rappeler.
Par quelles voies devient-on « handicapé » à l’école ?
En quelques mots : Suite à des difficultés avec un élève, l’école peut produire une réunion avec les parents et éventuellement des professionnels qui s’occupent de l’enfant. Si une nouvelle orientation est proposée (de type classe spéciale ou aide en classe, voire un redoublement), les parents devront alors faire une demande à la MDPH (Maison Départementale de la Personne Handicapée) munis notamment d’un document de l’école et d’un certificat médical. A la lecture du dossier un commission décidera de son statut d’handicapé, de l’aide scolaire et des compensations à apporter. Le parent d’un enfant dit handicapé perçoit aujourd’hui une allocation de base d’un peu plus de cent euros.
Notons avant tout que le circuit école-MDPH attribuant le statut d’handicapé à un enfant se structure sous le paradigme de la maladie somatique. Il traite les problèmes psychiques comme on gère l’attribution d’une aide à une déficience physique. Or, ce mode de décision et d’élaboration de réponses n’est absolument pas adapté aux questions complexes de la subjectivité et de la psychiatrie. Par exemple : sauf exception, il est exigé que les parents aient obtenu le statut de handicapé pour son enfant, avant même de connaître ce qui sera proposé, rencontrer l’équipe qui susceptible d’accueillir l’enfant etc.
Par ailleurs la décision de l’aide à apporter se voit complètement déplacée ailleurs par « des commissions » : avec le circuit MDPH ceux qui décident, attribuent une place ou prétendent orienter le soin, ne rencontrent jamais l’enfant et ne travailleront pas sur le terrain. Un des effets néfastes de cette aliénation, outre qu’elle transforme la souffrance en « cas » ou « dossier » à gérer, c’est que bien souvent plus personne ne répond des décisions prises.
Mais la principale interrogation soulevée par un tel circuit est la suivante : Pourquoi faut-il avoir le statut de handicapé pour bénéficier d’une mesure pédagogique adaptée ? La situation est si absurde qu’aujourd’hui les responsables (MDPH et Education National) vont jusqu’à exiger un statut de handicapé pour pouvoir accepter un redoublement.
Il faudrait sans doute une analyse et une critique de racines du succès du discours et de la politique du handicap pour tenter de comprendre comment et pourquoi a-t-il gagné tant de terrain dans ces deux domaines particuliers : la pédopsychiatrie et l’école. Nous nous limiterons ici à décrire le tableau actuel et quelques interrogations qu’il soulève.
II – Problèmes soulevés :
Voyons rapidement quelques points problématiques essentiels de la situation actuel :
a) Un des effets paradoxaux de la Loi 2005 réside dans le fait que des enfants en grande souffrance psychique peuvent se retrouver à l’école peu ou pas soignés. Ils sont certes pas si nombreux, mais la situation est préoccupante, vu la gravité et la lourdeur de ces situations. Cette situation – qui exploite le soulagement des parents de voir leurs enfants dans une école « comme les autres » – se nourrit d’un certain cynisme économique. En effet, un « handicapé » à l’école coute, pour l’instant, moins cher qu’un « malade » pris en charge dans une institution adaptée.
b) Il est sûr que des études fines et chiffrées seraient les bienvenues, mais pour l’instant c’est l’expérience sur le terrain qui montre que c’est par des certificats à teneur psychiatrique que l’immense majorité des enfants sont traités comme « handicapés » dans les écoles (quelques responsables avancent le chiffre 90% des dossiers). Mais où finit la difficulté et commence la pathologie (et l’handicap) ? Quoi qu’il en soit un trop grand nombre « d’inadaptés » du système scolaire se voit officiellement qualifié comme handicapé, à coup de certificats médicaux, pour pouvoir bénéficier de quelques banales mesures pédagogiques (classes à effectif réduit, aide en classe ou même redoublement). Combien d’enfants en difficulté se trouvent ainsi mis abusivement dans la voie du handicap ? Sont-ils 100.000, 150.000 ou plus ?
Le « handicap » est aujourd’hui l’instrument de la médicalisation de l’échec scolaire. Dans cette optique tout ce qui est différent est vite perçu comme anormal. Les agités, les insoumis, les peu concernés par l’apprentissage ou les esprits « ailleurs », les enfants issus de l’immigration, risquent alors, plus que d’autres, d’être vite « psychiatrisés » par la voie généreuse du handicap.
Remarquez que le phénomène s’aggrave, mais n’est pas nouveau. En France nous comptons 20000 orthophonistes remboursés par la Sécurité Sociale qui bien souvent apprennent à lire à des enfants sans aucune pathologie avérée. Que se passe-t-il ?
c) Nous sommes passés de l’exclusion à l’inclusion par ségrégation médicale. Le passage de l’exclusion excessive à l’inclusion des élèves non conformes aux conditions scolaires par la voie du handicap, s’est fait en développant une ségrégation, de type particulier. L’expansion du handicap à l’école est une ségrégation faite par la catégorisation médicale des enfants, au risque de stigmatiser, rigidifier et de surdéterminer leurs parcours.
Avec le handicap, la stigmatisation et la ségrégation dans les écoles se sont complètement banalisées. Que diriez vous si on créait des bars pour schizophrènes, des places de parking pour paranoïaques, des postes d’enseignants psychotiques ou des sièges pour députés bipolaires ?Accepterions nous une classe de « séropositifs » ? Désormais, à l’école, parents, enfants et professionnels parlent sans ombrage de « classe d’autistes », « dyslexiques », « classe de déficitaires » et les diagnostics psychiatriques des enfants circulent entre tous.
Mais qu’est-ce la ségrégation ? La ségrégation réunit les mécanismes d’essentialisation de la différence par une hiérarchisation de valeurs (race, genre, culture, capacités etc.) établissant la cohabitation de différents qui ne sont pas des semblables. La notion de handicap et les mécanismes concrets promus par la loi – dossiers médicaux, circuit MDPH, classes etc – construisent une ségrégation des différences à l’école.
d) La loi de 2005 était une excellente opportunité pour repenser des pédagogies adaptées à l’accueil des différences à l’école. On peut donc regretter que son application ne se soit pas accompagnée d’un renouveau de la pédagogie. C’était une formidable occasion d’invention. On peut rappeler qu’il y a un siècle des innovations pédagogiques comme Decroly ou Montessori (plus tard la Pédagogie institutionnelle) se sont nourris des questionnements, inventions et expériences avec ces enfants qu’aujourd’hui sont dits handicapés.
Force est de constater que peu d’expérimentations pédagogiques sont nées de ce contexte. On a surtout dénoncé le manque de moyens, réclamé plus de formation pseudo-psy, des outils de « dépistage » et on a finit par multiplier les mécanismes de ségrégation médicalisés via handicap. Mais les diversités n’ont toujours pas plus de place à l’école…
Ce n’est pas la multiplication de catégories médico-normatives au sein de l’école qui devrait permettre d’accueillir la diversité des élèves, toute sorte de diversité, mais la possibilité d’invention et de création institutionnelle d’une plus grande variété pédagogique.
e) Aujourd’hui les MDPH sont submergées de demandes qui ne relèvent pas de la pathologie (ni donc du handicap) mais de la pédagogie. Vu la situation les MDPH, malgré leur réticences, se trouvent souvent dans l’impossibilité de refuser un dossier ou de répondre convenablement.
Bref détour par les institutions spécialisées :
Le Dr Deloche a abordé la casse du système de soins et d’assistance. M. Battut analysé la situation des enfants autistes et leurs familles et les enjeux politiques. Il me reste alors attirer votre attention sur trois points en ce qui concerne les institutions spécialisées pour enfants:
- Signalons les inégalités entre les MDPH. Dans les situations de véritable pathologie lourde, chaque MDPH répond selon les moyens financiers du département. La cohésion dans système public national unique d’assistance sociale se voit ainsi ébréchée.
- Les institutions spécialisées (du sanitaire comme du médico-social), qui devraient se renouveler et s’adapter, se voient avant tout précarisées. Il y en a encore beaucoup trop de situations d’enfants qui ne trouvent pas de réponses adaptées.
- Pendant que les établissements sont mis en cause, nous avons assisté à une scandaleuse privatisation de l’évaluation de ces institutions. En effet, des cabinets de consultants privés, peu ou pas formés, ont remplacé les médecins inspecteurs de l’état. Les évaluations obligatoires (qui se comptent par milliers), sont désormais grassement payées par les fonds propres des établissements et par l’ARS, ce qui constitue un marché juteux considérable. La privatisation de l’évaluation des établissements médico-sociaux actuellement pratiquée par les ARS est une scandaleuse privatisation d’une prérogative du pouvoir publique.
En conclusion :
Après ce tableau, certes incomplet, gardons quatre points essentiels :
- Il faut dénoncer la médicalisation de l’échec scolaire et la ségrégation produite à l’école et qui touche des milliers d’enfants. Les mesures pédagogiques ne doivent pas dépendre d’un certificat médical.
- Il est temps de faire un état de lieu indépendant et citoyen de 10 ans de politique du handicap, notamment sur : 1 – les questions de l’intégration scolaire et de la médicalisation de l’échec scolaire 2 – L’offre de soins et d’accueil pour les enfants en grande difficulté psychique. Il est également urgent d’évaluer les MDPH et tirer les conséquences la couverture nationale inégale d’aide aux personnes en situation de handicap (souvent infirmes). Les quelques rapports produits sont restés sans effets.
- La privatisation de l’évaluation des établissements médico-sociaux actuellement pratiquée par les ARS est une privatisation d’une prérogative du pouvoir publique.
- Si nous voulons inventer des solutions, accueillir les différences et une plus grande variété d’enfants à l’école, il est urgent de créer les conditions pour des innovations pédagogiques fortes. Celles-ci nécessitent des ancrages institutionnels qui dépassent les initiatives individuelles et isolées.
Voici un rapide tableau de la situation actuelle. Le Collectif des 39 a constitué un groupe Enfance qui tente d’approfondir l’analyse de ces questions. Nous sommes nombreux à ne pas accepter cet état de fait, mais nous sommes encore trop passifs devant cette politique de gestion des masses qui n’a que faire du sujet. Il nous faut continuer à porter notre dissonance devant ce mépris du soin et de la subjectivité, avant d’arriver à une situation où nous aurons surtout « handicap partout et soins nulle part ».
Merci de votre attention.