Dominique Besnard Psychologue clinicien Formateur aux CÉMÉA
« Est fou celui qui est désigné fou par le regard de l’autre ». C’est donc entre rejet et mystère que se construit le rapport de tout un chacun à la folie depuis la nuit des temps. C’est l’éprouvé de la déraison pour tout être humain, éprouvé qui renvoie chacun à sa propre histoire, qui convoque les réponses individuelles mais aussi sociales. Deux conceptions de la rencontre de l’autre vont alors s’affronter, la première se fonde sur la négation de la part d’humanité chez l’autre désigné fou ; la seconde entend la souffrance exprimée de la perte de cette part d’humanité. Deux conceptions et deux acceptions de ce que folie veut dire. C’est ce souci de prendre en attention cette double tension, celle de l’aliénation mentale et celle de l’aliénation sociale, dans l’expression des souffrances humaines qui est à l’origine d’une autre manière de soigner la folie et de réformer les établissements psychiatriques dans les années d’après guerre et qui a amené à la création de la psychiatrie de secteur.
Cinquante mille malades internés dans les asiles sont morts de faim durant l’occupation pendant la deuxième guerre mondiale du fait des rationnements alimentaires. Cet événement et celui de l’expérience concentrationnaire ont été majeurs dans le déclenchement de ce qui allait donner naissance au courant de la psychothérapie institutionnelle. A l’hôpital de Saint-Alban en Lozère, il n’y eut point de morts. Dans ce lieu de refuge et de résistance les psychiatres de l’époque inventaient déjà une autre manière de soigner considérant la nécessité de soigner l’hôpital pour mieux soigner les malades.
Saint-Alban a été le laboratoire de l’expérience première du soin du point de vue de son inscription politique, la folie étant une question éminemment de société. Mêler la dimension sociale des fonctionnements et organisations, celles des activités collectivement partagées aux références théoriques et cliniques du soin dans la relation interindividuelle, dans un bouillonnement d’idées et de disputes, c’est ce qui a été le quotidien de Saint-Alban. D’autres lieux se sont inscrits par la suite dans cette origine et c’est dans cet esprit et cette filiation qu’ont été créé les premiers stages du secteur des « équipes de santé mentale » (ESM) des CEMEA, dans les années 50, pour promouvoir puis revendiquer le savoir infirmier et la fonction thérapeutique de leur action au quotidien. Les premiers stages des CEMEA ont été des lieux fondamentaux de l’expression de la parole infirmière qui ont contribué à la création du diplôme d’infirmiers de secteur psychiatrique, depuis disparu et entraîné de nouvelles pratiques dans l’accueil des personnes en souffrance psychique. Les formations étaient des hauts lieux d’élaboration de la pensée soignante et de la nécessité de l’engagement dans la relation pour transmettre non pas un modèle, une théorie, mais transmettre pour élaborer, toujours et encore. Penser la pratique par la confrontation des idées et préserver la créativité indispensable des équipes. C’est ce qui est en train de disparaître aujourd’hui.
Car il s’agit de cela et l’enjeu est d’importance en ces temps où les classifications, les protocoles et les évaluations permanentes ont envahi les services et les équipes, où le soi-disant savoir précède la rencontre de l’inattendu de l’autre et de sa subjectivité. L’emprise de la gestion des souffrances humaines à l’aune des indicateurs de qualité et de l’économie libérale dominante interdit le travail de la pensée, perte de temps, inutilité dans l’efficacité. Les soignants se retrouvent à agir leurs savoir-faire dans l’application désincarnée des techniques et processus, la maladie de l’être, la folie, rangée au banc des accessoires ; le symptôme devenant l’expression des dérèglements du cerveau et des soubassements génétiques qu’il s’agit de juguler. L’augmentation notable des contentions et des mises en isolement depuis quelques années, pratiques hier exceptionnelles dans beaucoup de lieux ne le sont plus aujourd’hui, les termes mêmes, nouveaux, contribuent de cette banalisation de l’impossible de la rencontre : chambre d’apaisement, chambre de soins intensifs ou chambre d’hypostimulation pour les enfants !
Préserver la créativité indispensable des équipes. La formation par l’expression de la parole soignante et la place centrale de l’activité comme média de la relation thérapeutique sont les tenants de l’accompagnement développé par la psychothérapie institutionnelle et les approches désaliénistes. Un des axes privilégiés de la formation alors est de favoriser les expressions, notamment celles premières et communes à chacun, celles des émotions et de la création. Oser la créativité, oser l’expression en agissant dans la relation et dans les effets du transfert, oser penser collectivement et prendre le temps. C’est cette position soignante, celle de l’accueil, qui participe de la réinscription de celui qui souffre dans ce qui fait société et citoyenneté et qui contribue à la dimension démocratique du soin.
Aujourd’hui, les approches dites scientifiques des maladies psychiques, les logiques gestionnaires et protocolisées, les évaluations permanentes sont une forme d’organisation de la soumission à des rationalités qui ignorent la dimension intersubjective, favorisent les lectures sécuritaires et adaptatives et annulent la question du temps historique du sujet. La mise en péril des soins relationnels qui font le sens de l’accompagnement soignant est réelle, alors comment s’étonner du manque de culture des soignants quand l’histoire de la psychiatrie n’est même plus enseignée, socle indispensable pour agir sa pratique.
Le Développement Professionnel Continu (DPC) est l’outil dont s’est doté la Haute Autorité de Santé (HAS) pour accomplir sa mission d’évaluation des praticiens de santé, et non plus seulement des établissements de santé, comme cela était le cas jusqu’à présent. Jusqu’ici, seuls les établissements étaient évalués. Le débat sur la formation initiale et continue, que nous avons aujourd’hui, ne peut donc faire abstraction de ce qui fonde et légitime la création et le développement de cette logique de “la qualité et de la sécurité” des soins, ainsi que de son organisme officiel, la HAS.
Sauf à démanteler complètement la psychiatrie hospitalière et les structures médico-sociales, la réflexion sur la formation initiale et la formation continue ne peut se délester d’un souci à l’égard de cette spécificité forte. Sauf à laisser dériver la psychiatrie vers une approche industrielle purement biologique et pseudo-scientifique déshumanisée, la formation aux différents métiers qui la constitue doit elle-même comporter un certain nombre de spécificités. La formation ne peut rester focalisée sur la perspective d’un savoir officiel, validé, standardisé, idéal. Cette recherche d’une vérité unique et démontrée renvoie à un modèle scientifique qui n’est pas entièrement applicable aux sciences humaines. La pluralité des points vue, la multidisciplinarité et la subjectivité façonnent la psychiatrie. Et l’enseignement en psychiatrie, s’il est vivant, est lui-même bâtit autour et à partir de cette singularité. Il faut également souligner que la formation, dans cette optique, est impossible à détacher de la recherche. Formation et recherche fonctionnent de concert. Formation et recherche sont les deux faces d’un même procédé. Les lieux de formation en psychiatrie sont en ce sens de véritables laboratoires de recherche. Or, la recherche implique la possibilité de l’errance voire de l’erreur, la possibilité des impasses comme des chemins de traverse. C’est pourquoi, l’enseignement lui-même doit permettre des approches alternatives à celles ordinairement proposées dans d’autres disciplines.
Le DPC, Développement Professionnel Continu, est donc désormais la norme de référence de la formation continue des professionnels de santé. Toutes les formations pour qu’elles soient reconnues, validées et prises en charge par les établissements doivent être délivrées par des organismes qui eux-mêmes sont agréés par l’OGDPC qui applique les directives de la HAS. La volonté affichée d’affirmer l’importance de la qualité des formations, du contrôle des organismes et l’obligation pour les professionnels d’y souscrire comme garantie du développement de leurs compétences, est cependant très critiquable pour plusieurs raisons, dont celle qui n’est pas énoncée : la main mise de l’Etat via ses institutions, sur les orientations des pratiques professionnelles. Là, les thématiques et les contenus sont prédéterminés et orientés par les recommandations de la HAS. La logique est descendante, allant jusqu’à influer fortement dans certains domaines les propositions des organismes et donc leur diversité d’approches. Cette logique participe sans le dire d’une politique d’uniformisation, or les intelligences n’ont jamais progressé dans le moins de possibilités et de choix ! Ces choix et cette décision de limiter les axes et contenus des formations sont construits sur un modèle de référence qui est celui de la norme MCO (Médecine, Chirurgie, Obstétrique) et de l’Evidence Base Médecine (EBM), la médecine par la preuve, modèle inadapté à la psychiatrie. Les formations sont ainsi pensées par catégorie professionnelle et acquisition de techniques. Il n’est pas prévu la possibilité de formations qui rassemblent des professionnels aux métiers différents, ni envisagé que la notion de l’équipe soit une entité de référence professionnelle, ni imaginé que les contenus se précisent au fil de la formation par les apports réflexifs des participants. Ici les formations sont conçues comme des temps d’enseignement, non comme de véritables moments de « transformation personnelle et professionnelle » qui procèdent dans le temps de la formation d’une élaboration collective des réponses qui s’inspirent des points de vue hétérogènes émis par les personnes dans le groupe. Les formations dont les contenus travaillent l’articulation des savoirs et expériences, des techniques et des savoir-être ne peuvent se réduire à des protocoles applicables par chacun dans l’abandon de sa singularité de professionnel. Serait-ce mal connaître les souffrances psychiques, la psychose en particulier, les travaux cliniques acquis au fil des décennies qui signifient l’impossibilité d’un accueil de qualité autre que collectif que d’imaginer que tout est prévisible et transposable. Il s’agit donc d’une volonté de nier la spécificité de cette médecine particulière qu’est la psychiatrie. La psychiatrie, depuis le début de sa transformation à la libération, quand il s’est agi de penser la psychiatrie de secteur, a toujours été un lieu d’inventivité des formations permanentes des professionnels et sans discontinuer jusqu’à aujourd’hui. C’est sans doute la branche de la médecine qui a le plus pensé la question de la formation permanente en alliant les sciences humaines aux sciences médicales, en articulant les approches techniques et les réflexions philosophiques, historiques et sociales. Le DPC met un frein à cette particularité de transversalité.
Or, c’est précisément cette transversalité, ce partage à partir de l’expérience qui est mis en question dans la réforme de la formation continue. Ici, le DPC entend cloisonner les formations en fonction des compétences qui sont attendues à l’issue de la formation, là où précisément le partage permet de faire émerger de choses auxquelles nous n’avions pas pensé. Nous sommes dans un mouvement contraire des protocoles qui, eux, cloisonnent. Ils peuvent également amener à la perte de sens, à l’uniformisation. Si nous continuons sur cette pente, les pratiques peuvent également devenir indignes voire inhumaines. N’est-ce pas déjà ce qui est dénoncé par les recommandations d’aucuns ?