Intervention de Patrick Chemla au congrès de l’AFREPSHA, l’Association de Formation et de Recherche des Personnels de Santé des Hautes-Alpes.
Cette année, ces journées de la psychiatrie ont pour thème « la clinique ». Un congrès où les professionnels peuvent se rencontrer, mais aussi les familles qui ont affaire à la maladie mentale.
« Des professionnels vont intervenir, il y a des psychiatres, mais il y a aussi des équipes. Ce congrès a cette particularité d’alterner à la fois les professionnels reconnus et puis les équipes qui viennent parler de leur travail. L’idée, c’est d’avoir un échange avec la salle sur nos pratiques », indique Aneila Lefort, psychiatre et membre de l’AFREPSHA.
Le Collectif à venir
Merci pour cette invitation à la rencontre et aux échanges entre nos expériences de terrain. Bien sur, l’argument de vos journées rencontre nos préoccupations les plus quotidiennes à Reims pour tenir le coup, garder un cap dans la durée depuis 1980. Malgré l’ancienneté de notre travail, son efficace reconnu par les patients et les familles, nous nous trouvons comme tout le monde actuellement en grande précarité, à contre-courant des procédures de certification et de traçabilité, mais aussi et surtout dans le grand risque d’une homogénéisation des pratiques. En effet tout pousse à la mise en place d’une « entité rémoise » sous l’égide de l’ARS dans des conditions qui restent pour le moment opaques. Et cela avant même le vote de la loi de Marisol Touraine qui va consacrer la mort du secteur, tout en se revendiquant par un tour de passe-passe du mot de « secteur » vidé de son sens. Je m’explique : le secteur deviendrait en fait un regroupement territorial de plusieurs entités obéissant aux bonnes pratiques de la HAS, répondant à des missions de service public de façon concurrentielle à des cliniques privées qui sont déjà en train de se mettre en place à l’initiative de Cléry Melun et d’autres. Il me parait assez évident que dans une telle mise en concurrence néolibérale de tous avec tous, ce sont les patients les plus atteints, les plus fragiles qui risquent « de passer à la trappe ». Nous savons par expérience que la psychose ne se guérit pas en quelques jours, mais demande des mois et des années d’attention d’équipes motivées, s’engageant auprès des patients sur la longue durée et dans une continuité psychique des soins.
Dans cette mise en place d’une « logique de boite », et d’une hyperspécialisation par pathologies ou par durée des prises en charges, toujours plus courtes bien sûr, c’est cette continuité et cette cohérence sur la durée qui se trouvent en très grand danger. Ce qui était le sens profond de la politique de secteur imaginée et construite tant bien que mal depuis la Libération, alors qu’elle se trouve aujourd’hui caricaturée comme un simple découpage cadastral et une mosaïque de baronnies. Caricaturée par les administrations pour les besoins de leur cause, mais aussi hélas par la plupart des psychiatres qui cessent le suivi dès que le patient déménage dans la même ville, opèrent des ruptures de prise en charge par l’acceptation de la réduction de la DMS, et l’abandon de nombre de malades. Il fut une époque où de telles pratiques aujourd’hui rentrées dans les mœurs étaient qualifiées « d’externement d’office ».
Autre danger corollaire déjà présent : celui d’une partition entre une psychiatrie d’urgence et de court séjour, axée sur la réduction des symptômes à coup de psychotropes et de TCC, et de l’autre un relais par un dispositif de « traitement social de la folie ». Cette formulation a pu être la nôtre il y a quelques décennies lorsqu’avec Gentis nous espérions que la psychiatrie puisse « être faite et défaite par tous ». Nous n’avions vraiment pas à l’époque mesuré le changement de paradigme que le livre de Mathieu Bellahsen : « la santé mentale un bonheur sous contrôle » développe avec précision.
Il s’est produit un retournement, une sorte de reprise perverse de tous les mots et les principes de notre courant désaliéniste : « santé mentale », « déstigmatisation », « prise en charge par la communauté » etc… sont devenus les maitres mots de la langue de l’Etat. Il ne s’agit pas d’une réussite de notre projet, mais d’une volonté de lâcher la psychiatrie « pour aller vers la santé mentale ». Et comme l’a bien montré aussi Patrick Coupechoux, d’escamoter le travail thérapeutique nécessaire et subtil qu’il s’agit de construire sans cesse auprès des plus souffrants. Récemment dans un colloque de sociologues à Lille, j’ai pu entendre l’un d’entre eux exposer sa lecture de la situation américaine : la dépsychiatrisation effectuée par Reagan y a provoqué l’abandon des plus souffrants ainsi qu’un très grand nombre de suicides. Ce qui depuis quelque temps, suscite comme en contrecoup une mobilisation des familles de psychotiques pour reconstruire des lieux de soins pour leurs enfants.
Il peut paraitre paradoxal pour introduire un propos sur « le Collectif à venir » d’évoquer une telle destruction en marche. Mais ce serait une faute politique et éthique d’évoquer des notions abstraites et idéalisées, développées et mises en acte à une autre époque, sans tenir compte du moment que nous traversons marqué par la destruction de tous les collectifs bien au-delà de la psychiatrie d’ailleurs !
En même temps, pour garder le moral, je ne cesse de me redire que tout ce mouvement désaliéniste, cette invention de la PI, se sont opérés dans un contexte encore plus dramatique au départ. Après tout quand nos ainés ont résisté au nazisme et lutté contre l’abandon des malades mentaux qui a tout de même provoqué 40000 morts, ils ne pouvaient vraiment pas savoir si le nazisme n’allait pas triompher dans le monde comme le franquisme en Espagne. Cette création d’une nouvelle psychiatrie au cœur de la catastrophe est aussi une leçon de l’histoire. Rien d’inéluctable dans cette réussite, mais le courage et la ténacité de quelques-uns marchant résolument à contrecourant.
On oublie trop souvent que même après la Libération le mouvement désaléniste fut toujours extrêmement minoritaire chez les psychiatres, ne réussissant politiquement à marquer des points que par le biais d’alliances avec des hauts fonctionnaires éclairés, et des politiques gaullistes. Il est vrai que c’était une autre époque marquée par les espoirs de la Libération, alors que la nôtre se signale par un rejet de toutes les utopies, de toutes les illusions qui ont aussi pu porter un désir de changement. C’est l’économie qui est venue infiltrer la langue, et au-delà, le roc du biologique censé rendre compte de façon mécaniste du fonctionnement psychique. Nous sommes ainsi confrontés à une sorte de psychiatrie animalière qui considère le sujet humain comme un rat de laboratoire et veut croire qu’avec l’imagerie cérébrale, on pourra enfin trouver les signes, les marqueurs, voire même un traitement des maladies psychiatriques, ce qui reste à ce jour une promesse fallacieuse.
Or malgré le mensonge de cette promesse reprise par l’Etat jusque dans le préambule de la loi du 5 juillet 2011 s’autorisant des « nouvelles découvertes de la science », malgré son échec démontré par de vrais scientifiques comme Gonon et d’autres, c’est ce réductionnisme simpliste qui s’impose. Dans les textes de lois, y compris dans le nouvel avant-projet de Marisol Touraine contre lequel nous nous insurgeons, et je vous invite d’ailleurs à signer l’appel des 39 sur notre site, pour montrer au ministère que nous rencontrons le 10 avril, l’existence d’une opposition bien vivante sur le terrain. Mais aussi dans les pratiques spontanées de beaucoup de services et d’établissements psychiatriques et médicosociaux. Je suis très surpris et désolé quand des collègues me contactent, voire des équipes entières, pour me demander une aide à la réflexion après qu’une génération de psychiatres ait désectorisé des établissements entiers, alors que rien ni personne ne les y obligeait à l’époque. Preuve que l’idéologie nous infiltre et devance les textes de lois qui jouent le rôle d’un renforcement des procédures et d’une imposition nationales venant légitimer et homogénéiser les pratiques. Or nous ne pouvons que nous soutenir de l’hétérogène qui, au-delà de tout slogan, est un principe organisateur.
Ce principe, ce discours de la méthode, je l’ai appris à l’enseignement de Jean Oury, du compagnonnage à distance avec lui, des rencontres régulières dans les colloques de Pi. Je partageais avec lui une certaine horreur des fétiches, des icônes et des lieux saints, et je garde la présence de Jean Oury en moi bien vivante.
Il nous faut à ce point distinguer soigneusement dans la suite de Torok et Abraham l’introjection qui est un processus lent et symboligène, de l’incorporation, processus rapide et magique en rapport avec une oralité archaïque. Imiter le maitre aimé et disparu, dans ses tics, ses tournures de langage ou son style inimitable, ne peut être qu’une ressource pathétique pour passer une première étape du deuil. S’introjecter son savoir et sa démarche suppose une réappropriation qui en passe par les signifiants et l’histoire de chacun. Mais aussi par la situation locale et les possibilités concrètes qu’elle permet ou empêche. Construire du Collectif aujourd’hui signifie sans doute se réapproprier le discours de la méthode mais aussi l’actualiser en fonction des entraves que j’ai évoquées mais aussi des ressources nouvelles.
J’en évoquerai une qui est apparue de façon insistante depuis la lutte contre le discours de Sarkozy à Antony en 2008, lorsque les patients du Centre Artaud sont venus nous interpeller en AG sur notre positionnement à l’égard de cette menace qui les terrorisait. Il fallait pour cela sans doute qu’il y ait préalablement une AG mensuelle transversale à tous les espaces du collectif, et des clubs thérapeutiques développés depuis 1980. C’est en premier lieu par le biais de la découverte du transfert psychotique, puis par la création du club avec les patients que j’ai découvert leurs potentialités instituantes et soignantes ; que je me suis découvert aussi déjà pris dans une passion pour la thérapie des psychotiques. La « fonction club » aura ainsi joué une place prédominante dans la formation du Collectif nous faisant quitter l’idéologisation des années antipsychiatriques pour expérimenter une « utopie concrète » sur le terrain local. Si j’ai quitté au bout de 10 ans la tâche d’animation du club pour la transmettre à d’autres, ce fut dans le souci d’ouvrir d’autres espaces qu’il fallait aussi délimiter soigneusement de façon diacritique. Mais le centre d’accueil, les appartements thérapeutiques, les appartements protégés, le travail en direction de la précarité, puis le GEM articulé soigneusement au club ont tous été ouverts dans une même perspective : construire un dispositif souple et articulé permettant l’accueil en ambulatoire, sans négliger pour autant l’hôpital, où là aussi un club met au travail la vie quotidienne avec les patients. Des fêtes de plus en plus fréquentes permettent les rencontres et favorisent la circulation et les échanges, au prix il est vrai d’un effort incessant contre le clivage et les isolats. C’est cet espace travaillé sur la longue durée qui aura permis je crois le renforcement des liens de confiance entre patients et soignants, et la création du « Collectif Artaud » réunissant potentiellement tous les clubs et organisant pour la 5° année consécutive la semaine de la folie ordinaire. Je vous en ai apporté l’affiche annonçant l’exposition qui va se tenir cette année pendant cinq semaines à la Maison de la Vie Associative. Trois temps forts sont prévus : le vernissage qui aura eu lieu hier soir en mon absence, et la semaine prochaine une soirée « Phénoménal » et un forum le lendemain entre les clubs thérapeutiques de France et de Belgique. La soirée se tient chaque année faisant venir un public toujours plus nombreux d’amis, d’anciens stagiaires, de familles (300 personnes l’année dernière), et met en scène des productions créatrices des clubs et autres espaces du service. Le forum interclubs thérapeutiques se tient cette année pour la première fois et nous avons déjà une vingtaine de clubs et de collectifs qui nous ont assuré de leur participation active. Il me parait important de souligner que nous avons été mis en contact avec certains collectifs comme « Encore heureux », par le biais de l’association de patients Humapsy constituée depuis 3 ans et multipliant les rencontres et les initiatives. Vous pouvez voir leur site sur internet mais aussi maintenant regarder le film qui leur a été consacré (sur vimeo)(sur le blog d’Humpasy mais aussi sur le blog de la Criée) . Vous constaterez qu’ils sont les meilleurs défenseurs auprès des patients, mais aussi des soignants de toutes disciplines des soins qu’ils ont reçus et de la PI. Surtout depuis qu’ils ont constaté en circulant, les mauvais traitements subis par nombre de patients, le retour des contentions et surtout l’abandon massif après l’hospitalisation. Militants à part entière du collectif des 39, ils interviennent de leur place dans les meetings et dans les délégations reçues au ministère, et tiennent une parole insoumise et décapante. Ils ont participé de la première Madpride l’année dernière et préparent la prochaine le samedi 13 juin. Très minoritaires leurs slogans percutants et créatifs tels que « le délire parle à celui qui l’écoute » ont fait le buzz dans les médias et pratiquent avec talent un art du détournement assez jubilatoire. Je crois que nous pourrons compter maintenant sur cette force mobilisatrice qui tient un discours à mille lieux des revendications trop souvent corporatistes des soignants. Et qui témoigne des potentialités soignantes et instituantes de ceux trop souvent considérés comme des « handicapés du signifiant ».
Je vais maintenant reprendre un court texte que j’ai consacré à Jean Oury dans Chimères (un numéro absolument remarquable dédié à Jean Oury) suivi d’un commentaire sur les enjeux actuels du Collectif. Puisque les deux années de travail à Reims se font sous l’intitulé que j’ai repris aujourd’hui « le Collectif à venir» et se concluront les 10 et 11 Juin 2016 par les 15° Rencontres de la Criée auxquelles je vous invite.
J’ai appris la mort de Jean Oury à la veille des rencontres de la Criée sur « Transmettre », par un coup de fil de Philippe Bichon qui quittait Reims pour repartir à La Borde. La semaine précédente Oury m’avait téléphoné à plusieurs reprises, très affaibli mais voulant à toutes forces venir à Reims comme il l’avait fait depuis un quart de siècle à chacun de nos colloques. Mais trois jours avant, il savait qu’il ne pourrait pas assurer son engagement, ce qui lui était insupportable, réclamant une fois de plus une de ces transfusions miraculeuses qui le relevaient depuis plusieurs années. Les rencontres rémoises se sont tenues dans cette sidération traumatique marquée par l’annonce de sa mort et malgré tout sa présence fantomatique.
Jusqu’au bout il aura réussi à me convaincre de sa quasi-immortalité. Une part en moi, persistant sans doute dans la pensée magique, pouvait croire qu’il tombait mais se relèverait sans cesse, et que ce mouvement de la vie sans cesse renaissante à coups de médications et de transfusions répétées pourrait ainsi se poursuivre sans limites… Arriver à susciter une telle croyance chez ceux qui l’aimaient indique le lieu très archaïque et singulier qu’il faisait vibrer chez ceux qui l’écoutaient et entraient en transfert avec lui. Bien au-delà de la séduction, il y avait cet être hors d’âge qui improvisait comme un funambule, et suscitait une présence qui me faisait revisiter mon arrière-pays. Ce n’est pas la somme impressionnante de son savoir qui m’a touché le plus, mais cette poïesis qui captivait l’auditoire, même le plus ignorant de ses constructions complexes et précieuses, toujours au plus près d’une praxis instituante.
Loin de Oury : Mai 68 et l’antipsychiatrie
Longtemps je m’étais tenu à distance de sa personne et de son enseignement : je venais d’un autre bord, celui du collectif Garde-Fous, et d’un projet utopique d’articuler le politique et la psychanalyse à partir d’une critique radicale de toutes les formes existantes de la psychiatrie. Ce collectif créé dans l’après 68 à l’instar de toute une nébuleuse de collectifs antipsychiatriques entendait récuser le vieux monde pour une révolution qui ne devait plus tarder. Daniel Bensaïd écrivait alors « l’Histoire nous mort la nuque », et embarquait toute une génération dans une accélération qui nous évitait de penser la lenteur nécessaire, la périodicité intempestive du cours de l’Histoire.
On ne saurait analyser la psychiatrie, et sans doute aussi la psychanalyse, sans inscrire notre réflexion dans une critique du soubassement politique, ou plutôt de ce que Cornelius Castoriadis appelait les « constructions imaginaires de la société », qu’il nous faudrait articuler avec la proposition de Jean Oury d’une « analyse de l’analyse ». Cet après-68, les espoirs que cette révolte suscita d’en finir définitivement avec la logique asilaire, voire de détruire méthodiquement l’ordre psychiatrique par la subversion permanente de tout ordre, constitue un moment politique et culturel dont l’histoire reste à écrire. En tout cas c’est par ce truchement que je m’engage en psychiatrie en 1975 avec une passion qui me restera longtemps énigmatique, et que j’entre en analyse avec un court temps de décalage. Je dois dire que le mouvement analytique de l’époque dont beaucoup gardent la nostalgie, m’apparaissait extrêmement suspect et très compromis avec l’Ordre établi. La mode était à la psychanalyse, lacanienne de façon quasi obligée, et les salles de garde bruissaient d’aphorismes de Lacan ressassés comme autant de schibboleths, de signes de reconnaissance. Il s’agissait « d’en être », et de se reconnaitre dans une certaine « distinction » (au sens de Bourdieu) : ce qui constituait un véritable repoussoir pour tous ceux qui étaient encore portés par la subversion de Mai 68.
La Psychothérapie Institutionnelle m’apparaissait alors également compromise avec l’Ordre Asilaire, et je ne comprenais vraiment pas pourquoi il aurait fallu défendre une structure aussi archaïque et barbare que celle de l’Asile. A vrai dire je continue à penser qu’il fallait détruire cette forme insupportable d’oppression et de suraliénation que je découvrais avec effroi en 1975 : malades objectivés et traités comme une sous-humanité par des soignants qui se comportaient comme des coloniaux dans l’insu d’une violence symbolique et réelle. Je mis un certain temps à comprendre que les formes que prenait cette oppression s’appuyaient sur les vestiges dévoyés construits en leur temps par un disciple local de Tosquelles. L’association qui avait été un club thérapeutique était maintenant prise en mains par les surveillants-chefs et par l’Etablissement sur le mode du patronage, contribuant à la pérennité insupportable du dispositif asilaire.
La désillusion salutaire
Ce qui me secoua: la désillusion devant la psychiatrie italienne, et les deux voyages que j’entrepris à Parme et à Trieste me confrontèrent à une langue de bois qui m’évoquait certains retours d’URSS…
Et puis surtout, la rencontre des patients et la découverte naïve du transfert psychotique. J’ai évoqué, aux dernières rencontres de la Criée, ce patient qui me fit un chèque d’un million de dollars pour me remercier de le réhospitaliser dans ce qu’il appelait son « paradis perdu » ! Un choc salutaire qui me fit découvrir qu’il m’avait mis en position de thérapeute, mais aussi un ébranlement de ma volonté radicale de détruire l’hôpital psychiatrique. Ainsi ce lieu qui m’apparaissait concentrationnaire avait aussi été riche de rencontres et de liens humanisants !
Dès lors il me fallait me dégager d’un clivage entre la psychiatrie lieu d’une pratique avant tout politique, et la psychanalyse, la vraie, la pure, celle que je rencontrais dans « Monanalyse », qui n’était censée se produire qu’en dehors des institutions. C’est ainsi que j’allais rencontrer Roger Gentis qui avait le mérite d’avoir construit une passerelle assez extraordinaire de richesse entre la Psychothérapie Institutionnelle et la mouvance antipsychiatrique.
La rencontre avec Jean Oury
C’est lui qui me fit venir aux rencontres de St Alban en Juin 1986, me faisant découvrir un monde dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Un monde à mille lieux des relations de notabilité habituelles, tissé de liens d’amitié et d’hospitalité qui n’excluaient en aucune manière les disputes homériques entre Tosquelles et Bonnafé sur la guerre d’Espagne, mais aussi sur la clinique. Un monde d’une radicalité politique qui me surprenait et me ravissait, à mille lieux des représentations que je m’étais forgées. Avec une facilité déconcertante je me retrouvais à échanger et à discuter avec Tosquelles et Oury. Et pourtant beaucoup de choses nous opposaient : Oury parlait de « fascistes rouges » à propos du mouvement basaglien, ce que je continue à trouver excessif, mais qui indique bien la passion qui l’animait. « Régénérés de 68 » et autres épithètes bien senties me firent peu à peu découvrir qu’il y avait eu une génération précédente, qui avait eu une réelle pratique de résistance au nazisme, où chacun risquait sa peau, et que cette génération avait construit une praxis exigeante et inventive. Cette génération nous jugeait sévèrement comme des jeunes écervelés méconnaissant la complexité, « la double aliénation » au politique et à l’inconscient. Bref nous étions au mieux des naïfs que le système capitaliste instrumentalisait pour détruire la psychiatrie !
Il nous reste encore à penser ce hiatus entre générations, cette difficulté à transmettre qui ne cesse de me préoccuper : ils n’avaient pas entièrement tort, et l’instrumentalisation de nos mots d’ordre opérée par l’Etat confirma malheureusement une partie de leur diagnostic, mais en même temps je continue à penser que l’effervescence de Mai 68 et les bouleversements qui s’en sont suivis furent essentiels pour imaginer et construire la suite !
Ce fut d’abord par le biais de la clinique que la rencontre s’opéra : j’avais redécouvert le club thérapeutique comme on réinvente l’eau chaude, et j’apprenais par Tosquelles lui-même les conditions subversives de forage du premier club à la pelle et à la pioche, sous l’établissement, en s’inspirant de la métaphore marxiste de la taupe. Je découvrais avec une certaine stupeur que l’ensemble des problèmes sur lesquels je me cognais dans ma pratique naissante au Centre Antonin Artaud avaient d’une certaine manière étaient pris en considération très tôt par Tosquelles et Oury. L’enjeu du transfert institutionnel articulé avec le transfert psychotique se répétait sous des formes nouvelles certes, celles de la pratique ambulatoire dans laquelle je me lançais à corps perdu, mais des invariants structuraux persistaient. Je pense surtout à « la fonction club » et à « la transversalité » dans toute institution qui voudrait se dégager des formes instituées de l’Etablissement.
Un disciple infidèle…
Je me lançais alors avec passion et étonnement dans la lecture du séminaire de Oury sur le Collectif auquel nous avons consacré toute une année de la Criée, et que nous allons reprendre l’année prochaine avec comme thématique « Le Collectif à venir ». Ceci pour signifier d’entrée de jeu qu’il ne s’agit pas de transformer Oury en une icône, mais de tenir le fil d’une transmission qui ne peut s’imaginer autrement que comme réinvention permanente. Toutes ces dernières années, Jean Oury ne cessait de nous mettre en garde contre le fétichisme de sa personne, ce dont je m’étais d’ailleurs prémuni d’entrée de jeu en gardant des liens de travail et d’amitié très forts mais à distance. J’avais choisi d’entrée de jeu d’être un « disciple infidèle », dans la suite freudienne du « juif infidèle » ; et je ne vois pas d’autre manière de tenir une transmission qui ne saurait se confondre avec le mimétisme ou le clonage.
L’œuvre de Jean Oury, son frayage permanent pendant les 30 ans du séminaire qu’il aura tenu jusqu’à sa mort, est pour l’essentiel inédite. Seuls quelques séminaires ont été publiés que je ne cesse de relire à la lumière des questions de ma praxis. Il est important de souligner qu’il n’aura initié son séminaire qu’après la mort de Lacan, et pour se distinguer de ceux qu’il appelait des « récitants ». Il ne faisait pas du « Lacan », conseillant pourtant de le lire et le relire sans cesse, en le considérant comme « le guide Michelin » indispensable des contrées étranges que nous avons à traverser. Il produisait en permanence sa propre langue, qu’il arrivait par des détours assez miraculeux à traduire dans la langue de Lacan. Mais sa pensée originale embrassait un domaine beaucoup plus complexe que l’analyse dans son acception restreinte, et il arrivait à agréger l’approche phénoménologique aux approches analytiques les plus diverses : l’enjeu se formulant en terme « d’analyse de l’analyse ».
Ces dernières années il n’aura cessé de lire Agamben, et d’entrecroiser les écrits du jeune Marx avec le frayage de Georges Bataille : c’était sa manière de maintenir ouverte une pensée violemment critique de la thanatocratie actuelle.
Pour lui la destruction nazie ne s’était pas arrêtée avec la guerre et ne cessait de détruire la civilisation, ainsi que la possibilité du soin psychiatrique et je garde le souvenir de son intervention lors du premier meeting du collectif des 39 où il nous invitait à ne pas nous focaliser contre celui qu’il appela « la puce » (Nicolas Sarkozy). Malgré sa fatigue il aura accompagné cette mobilisation jusqu’aux Assises de la psychiatrie de Villejuif. Mais en fait il ne cessait de rêver à une relance du GTPSY de sa jeunesse et d’inviter « les copains » à le suivre dans cette reprise. Je n’ai pas eu envie de le suivre : l’histoire du GTPSY est révolue, et l’excellent livre d’Olivier Apprill en donne une idée assez précise.
Il est clair que nous avons à écrire la suite, et les formes inédites à produire pour une transmission/réinvention où la richesse de ses élaborations nous soutient déjà, malgré la douleur de la perte.
Donc voilà la suite :
Nous avions lu une première fois le séminaire sur le Collectif en 1987 sur les conseils de Roger Gentis, en l’entrecroisant à la lecture de C.Rabant(Inventer le Réel) qui donnait une lecture diamétralement opposée de l’opposition sens/signification. En tout cas ce qui importe chez Oury, et pour chacun d’entre nous, c’est d’éviter « l’arrêt sur image » dont j’ai maintes fois parlé qui transformerait un concept en le réifiant. Oury ne cesse de répéter « il n’y a pas de chose en soi » de peur d’être mal entendu, et de fait nombre de ses disciples n’ont pas manqué de fixer les trouvailles d’une certaine époque : « comité hospitalier », « club intra- hospitalier », « pas de PI à moins de 100 lits d’hospitalisation », au point de récuser ce que nous avancions dans les années 80. Je me souviendrai toujours de l’accueil quelque peu hostile que je reçus par la plupart quand j’exposais lors des rencontres de St Alban en 1986 la pratique naissante du centre Artaud, et le récit d’une thérapie à plusieurs réalisée à domicile. Un petit vieux au premier rang fit taire la meute des disciples indignés par une pratique hétérodoxe, et s’enthousiasma comme un vieil enfant : c’était Tosquelles que je découvrais dans toute son exubérance et son génie clinico-politique, qui se mit à nous parler de la patiente comme s’il la connaissait, puis reprit sans notes en AG l’essentiel de ce que nous avions raconté. Lui était très soucieux de ne pas figer une sorte d’héritage fétichisé. Il ne voulait pas disait-il « terminer comme Buffalo Bill exhibé devant les foules » fétiche d’une histoire révolue!
Récemment un collègue vient de me proposer d’organiser 2 journées sur la PI afin de discuter avec certains qui récusent ce mouvement en lui opposant le désaliénisme de Bonnafé. Or rien que l’énoncé d’une telle question me parait fixer ce qui ne devrait être qu’un mouvement, un processus infini, comme l’analyse infinie.
Quand on lit le livre d’Apprill sur le GTPSY, le livre de Jacques Tosquellas sur son père, et les séminaires d’Oury on se rend vraiment compte de l’absence d’unité conceptuelle de ce mouvement. D’ailleurs la dénomination n’est venue que bien plus tard comme on sait, alors que ce qui comptait, c’était une mise en acte d’une révolution de la psychiatrie s’appuyant sur le marxisme et la psychanalyse, qui sont chacun des ensembles hétéroclites.
Jacques Tosquellas ne se prive pas de nous montrer la pluralité des courants se réclamant de Marx et d’opposer le PSUC (le PC catalan) et le POUM : unité réalisée et dogmatique du PC / contre unification comme mouvement permanent du POUM. Au-delà des mots, des milliers de morts et d’assassinats politiques, et un « contrat » du PC contre François Tosquelles, non exécuté quand le militant chargé de l’assassinat le reconnut comme un voisin du même village !
Ces conflits meurtriers ne doivent être oubliés ni désavoués : ils rendent compte de la méfiance de François Tosquelles vis-à-vis du PC, de la gauche française et des syndicats. La CGT de Saint Alban ne manqua d’ailleurs pas de le dénoncer comme anarchiste planquant des armes dans sa cave …
Je crois qu’on ne peut rien comprendre à l’histoire qui s’en est suivie en faisant l’impasse sur cette préhistoire. Certes Bonnafé était « un bon camarade » (cf le livre d’Apprill) mais il était quand même au PCF et ne fut pas invité à participer au GTPSY. Et je suis intimement persuadé qu’Oury a repris cette transmission, et cette méfiance qui n’a fait que se durcir au moment où le PCF demanda à ses psychiatres de signer un manifeste contre la psychanalyse dans la Nouvelle Critique. D’ailleurs encore aujourd’hui on peut constater la méfiance persistant vis-à-vis de la psychanalyse dans le PC et dans une partie de l’extrême-gauche ; et hélas bien au-delà dans une grande partie de ce qui reste de la gauche…
On pourrait penser que ce serait dû au virage à droite d’une bonne partie des psychanalystes actuels, mais ceux de cette bande- là du mouvement désaliéniste se partageaient entre le PC, le POUM, les trotskystes et les libertaires. Et même quelques chrétiens humanistes ! L’essentiel était heureusement de construire l’unification dans la résistance au nazisme et dans l’invention d’une nouvelle psychiatrie. D’où la proposition maintes fois avancée par Jean Oury du POUM comme matrice du mouvement de PI. Et de la subversion opérée par l’horizontalité des clubs, dialectisant l’inévitable verticalité de tout établissement en lien nécessaire avec l’appareil d’Etat, avec les grilles statutaires fixant la hiérarchie et les prérogatives de chacun. Autrement dit l’aliénation sociale qu’il s’agit d’avoir toujours à l’esprit : même une clinique privée aussi originale et libertaire que La Borde ne saurait échapper à cette emprise aliénatoire. A fortiori dans le secteur public, d’où l’extrême difficulté de garder vivantes nos trouvailles. Ce qui est difficile, ce ne sont pas les compromis, mais la réification de nos pratiques y compris celles dont nous sommes les plus fiers, que nous pourrions être tentés de maintenir en tant que telles, plutôt que de produire leur « révolution permanente ».
D’où l’immense travail de Jean Oury pour tenter de donner un lieu d’élaboration à ce mouvement et de nous inviter à produire nos propres élaborations qui ne peuvent être que singulières et collectives. De son côté il a donc quitté le rang des « récitants lacaniens » qui n’auront cessé pour la plupart de le discréditer en disant de lui qu’il n’était pas un analyste ! Et l’opprobre se poursuit : de quel droit pouvait-il tordre les concepts lacaniens et bien d’autres pour en faire des outils pour sa praxis ? Le cercle des lacaniens orthodoxes se réduit, mais pas leur vindicte envers le projet d’une transmission qui ne serait pas un simple clonage au plus près du texte d’origine transformé en livre saint.
D’où ma double difficulté : relire le Collectif fait apparaitre un Oury au plus près de l’enseignement de Lacan, et donc suppose un certain retour à Lacan pour saisir les concepts empruntés, et en même temps il est très difficile de le faire sans effectuer de paraphrase d’un texte que je me suis en quelque sorte réapproprié depuis longtemps. Donc question redoublée : comment ne pas me transformer en récitant de Jean Oury ?
L’introduction du livre (le Collectif) est importante : se différencier de Bonnafé (rabattu sur la sociologie) et de Sartre (critique de la raison dialectique). Et pourtant il ne va cesser de se référer à eux pour justement s’en différencier. Il me semble que la différenciation, c’est ce qui ne passe pas : la dimension de l’inconscient et du transfert dans le Collectif défini comme « machine abstraite » et bien plus, bien autre que la somme des personnes qui pensent le composer, et constituent autant de « vecteurs de singularité ». On trouve dès le premier chapitre le souci de ne pas opposer psychiatrie et psychanalyse, et de garder le souci éthique de s’occuper des patients, sans les déclarer intraitables au nom de la théorie fut-elle de Lacan, en contribuant ainsi aux processus d’hyperségrégation.
Encore faut-il y être, être dans le « là », dans le lieu de la praxis !
Pour en revenir à cette introduction, il faut bien dire qu’elle est assez éblouissante en soulignant tout ce que le Collectif n’est pas, ou plutôt pas seulement ! Et de faire la longue énumération qu’il aurait pu prolonger pour insister sur les points de convergence avec Sartre par exemple, mais aussi de divergence sur le point de « la coupure ouverte » qu’il renvoie à l’aphorisme de Lacan (pas de Saint Lacan !) : « l’asphérique recélé dans l’articulation langagière en tant qu’un effet de sujet s’en saisit ». Et Oury d’expliciter : « L’asphérique c’est la mise en question, justement du sujet, mais pas du moi. Le sujet ce n’est pas le moi ».
L’organisation sphérique, ce serait l’anti-mouvement, le fait qu’on puisse prôner les meilleurs principes d’organisation : clubs, activités, réunions, tout en restant dans une logique pratico-inerte faisant fi du « mouvement d’institutionnalisation » dont parle Ginette Michaud, qui suppose une remise en question permanente de l’institué.
Vous remarquerez le saut de l’individuel au Collectif que Oury opère en citant Lacan. Si nous bondissons avec lui, nous entrons alors dans le mouvement de la PI qui n’ek-siste pas, en sautant par-dessus une frontière réputée infranchissable entre l’individu et le Collectif. Et ce faisant, nous nous inscrivons dans la suite de Freud produisant ses principaux concepts métapsychologiques à partir de ses travaux sur le Collectif (cf N.Zaltzman), mais aussi Lacan, Winnicott et bien d’autres…
Autrement dit tous les opérateurs conceptuels concrets qui vont être dégagés le seront aussi bien pour la pratique de l’institutionnel, du moment que cette pratique se soucie du sujet de l’inconscient et des effets de transfert, que pour les enjeux de la thérapie analytique des psychoses.
C’est une suite d’oppositions logiques qui amènera aussi Oury à une distinction entre le dit et le dire, d’où la notion précieuse « d’espace du dire », qui sera un leitmotiv. « L’espace du dit » serait une catastrophe, une fermeture, un arrêt sur signification. Pour en arriver à préciser ce mouvement du sens Oury en passera par le quadripode lacanien des quatre discours (cf le séminaire de Lacan « l’envers de la psychanalyse ») en insistant sur le passage d’un discours à l’autre, et non sur le projet de se tenir au discours de l’analyste. C’est au contraire la multiplicité des discours, le passage de l’un à l’autre, qui permettra le dégagement des effets d’analyse.
D’où l’accent mis d’entrée de jeu sur des notions qui nous sont chères d’ambiance et d’hétérogène. D’où l’importance aussi du diacritique pour créer et maintenir cet hétérogène dont il dira plus tard que c’est de « l’hétéroclite travaillé ».
Cette possibilité des vocalisations différentes j’en ferais bien en forme de conclusion ouverte une métaphore de la Psychothérapie Institutionnelles et des langues plurielles pour la dire, la pratiquer et la transmettre.
Patrick Chemla