> L’au-delà de la Révolte

Texte pour le colloque La Révolte, Bruxelles 23 et 24 Novembre 2013

L’au-delà de la Révolte

D’où me vient ce gout, cette nécessité intime de la révolte et mon irritation, mon étonnement sans cesse renouvelé devant l’acceptation conformiste de ceux que Freud désignait comme la majorité compacte ? On sait que Freud pressentait que sa condition de minoritaire, et je préciserai doublement minoritaire en tant que « juif et juif infidèle » le rendait insupportable pour les antisémites mais aussi pour les religieux.
Les religieux des trois monothéismes d’ailleurs, car je dois à Fethi Benslama d’avoir appris le rejet par le journal égyptien Al Arham des hypothèses freudiennes sur l’homme Moise. L’idée qu’il fut égyptien était donc insupportable, y compris pour des égyptiens qui auraient pu y trouver un signe de fierté nationale, s’ils n’avaient pas été aveuglés par leur fidélité au Coran, qui reprend comme on le sait la tradition de la Torah, et donc le camouflage textuel du meurtre par les juifs, de cet « homme Moise » que Freud appelle le « Grand Etranger »…
Je dois dire que je me replonge dans ce grand texte freudien (L’homme Moise et le Monothéisme) de façon symptomatique à chaque fois que l’enjeu de la transmission me revient de façon toujours plus inquiète.
Sans doute dans la mesure où j’y trouve l’infini courage de l’homme Freud, qui au seuil de la mort, ne peut renoncer à son travail de recherche malgré la maladie, les menaces qui rodent sur l’avenir de la psychanalyse, l’existence même du peuple Juif et l’avenir même de l’humanité. L’inquiétude de la trahison/au peuple juif plane sur ce texte qui est pourtant l’exemple même d’une tentative de transmission in fine d’une posture très particulière : celle d’un juif qui ne renie en rien sa judaïté sans pourtant arriver à en préciser la teneur, mais qui ne lâche rien sur sa critique du monothéisme et de l’aliénation religieuse.
A l’inverse de nombre d’analystes qui ont opéré de nos jours un retour au religieux, en même temps d’ailleurs qu’ils s’écartaient du Politique, je soutiendrais que cette posture de juif infidèle que nous pourrions décliner sous toutes ses versions dont celle de musulman infidèle, serait un des biens les plus précieux que Freud nous aurait légué en héritage. Un héritage qu’il ne s’agit en aucune manière de faire fructifier sur le mode capitaliste, mais qu’il s’agit de transmettre, c’est-à-dire à réinventer sans cesse.
Il y a bien sur une somme d’ailleurs hétérogène du savoir freudien, et de même pour les œuvres de ses continuateurs Winnicott, Lacan, Mélanie Klein, Oury etc…
Et il est très important d’accueillir par le biais du transfert les élaborations et les trouvailles de tous ceux qui nous ont précédés. Mais en même temps comment réduire autant que faire se peut le rapport religieux à ces textes que l’amour de transfert peut nous amener à sacraliser ? Car l’amour comme la nostalgie peuvent pour citer Jankelevitch fabriquer des lieux saints (dans l’irréversible et la nostalgie).
Nous nous trouvons ainsi devant un paradoxe qu’il nous faut garder comme paradoxe, pour le dire comme Winnicott :
Nous devons en passer par le transfert pour accueillir et transmettre le vif de la psychanalyse ; or le transfert qui est de l’amour véritable peut nous maintenir dans l’assujettissement amoureux, voire dans l’emprise. Et quand l’analyste s’avère avoir été un maitre il semble bien difficile de se dégager de cette emprise au discours du maitre !
Mais plutôt que de généralités sur la question, je préfère maintenant parler en terme d’expérience, sans doute parce que je me méfie des théories édifiantes réglant les difficultés par avance…
Je me suis ainsi engagé dans l’analyse dès mon entrée en psychiatrie en 1975, préalablement touché à l’adolescence par Freud pour des raisons sur lesquelles je reviendrai en partie, mais absolument irrité, j’allais dire révolté par le psittacisme des élèves de Lacan, leur façon de répéter les aphorismes de leur maitre : tout cela me rappelait la synagogue, et me paraissait bien loin de la révolte freudienne qui m’avait touché à la première lecture. J’étais il est vrai à l’époque très engagé dans la révolte politique post 68, et si j’ai quitté une organisation politique d’extrême-gauche quand j’ai cessé de croire à l’horizon messianique qu’elle promettait, je n’ai jamais quitté cet engagement de révolte contre un système de domination et d’oppression. J’ai choisi par contre une manière de mettre en acte une utopie concrète qui se passerait de la promesse du paradis sur terre, car entre temps j’avais lu Malaise dans la Culture avec la critique freudienne vigoureuse et extralucide de « la bonne promesse bolcheviste ». Surtout j’avais traversé une longue analyse et j’avais aussi découvert chemin faisant que les associations d’analystes, y compris le Cercle Freudien où je m’étais inscrit, n’échappaient en rien à l’aliénation groupale que je rencontrais à l’Hôpital Psychiatrique, cette aliénation au moi idéal du meneur que Freud décrit dans Massenpsychologie.

L’entrée dans le transfert suppose une attente croyante qui nécessairement impliquera de l’amour et peut-être aussi de la haine pour l’analyste, avec le passage nécessaire par une position infantile, voire une régression où l’analysant peut se trouver totalement dépendant de l’analyste et de la situation analytique. On dira que c’est l’enjeu même d’une analyse que de se dégager d’un tel assujettissement, voire de liquider le transfert, expression que j’ai toujours trouvé meurtrière et inquiétante. Car pourquoi aurait-on envie de tuer l’expérience qui vous a permis de vous dégager un peu de l’assujettissement à la jouissance du symptôme ? En tout cas l’expérience montre que ce n’est pas si simple, et que le monde analytique ne brille pas d’individus originaux et révoltés, ayant trouvé leur propre style.
Au contraire j’ai plutôt l’impression que nous avons assisté à un recul dans les trente dernières années. J’ai relu dans le cadre d’un séminaire de la Criée (le Collectif de travail que nous avons fondé à Reims en 1985 sur le bord du Centre Antonin Artaud) les positions tenues par les grands analystes de l’Ecole Freudienne qui s’exprimaient dans Enfance aliénée, colloque tenu en 1967, donc un an avant Mai 68, où Maud Mannoni avait invité Laing et Cooper, colloque où chacun surenchérissait dans la radicalité en misant sur le nom et la doctrine de Lacan comme subversion de l’ordre psychiatrique mais aussi de l’ordre social. Quand on effectue cette relecture et qu’on la compare aux positions d’aujourd’hui de la plupart des analystes, on ne peut que constater un écart assez vertigineux. Sans doute était-il déraisonnable de miser sur une doctrine analytique, et sur le nom d’un maître fut-il génial, comme instrument de subversion ? On me dira que les doctrines de subversion politique ont produit bien pire, et c’est hélas tout à fait vrai, d’où le double constat que Freud aura raté la trouvaille de l’analyse marxiste en ne voyant de façon extralucide que la dérive stalinienne, et que Marx bien entendu n’a rien perçu de la logique de l’inconscient freudien. J’ai l’air d’énoncer des évidences, mais il faut rappeler cette double impasse, car il y eut la tentative ratée du freudo-marxisme, et que nous pourrions croire que le seul horizon de la révolte aujourd’hui serait celui d’une subversion intime comme l’écrit Julia Kristeva dans le beau texte que Pascale Champagne nous a donné à lire.
Je dirais de cet horizon proposé par Juila Kristeva, qu’il constitue l’abri actuel de nombre de ceux qui ont théorisé leurs déceptions et ont renoncé aux révoltes collectives et politiques en acceptant de fait le monde néolibéral tel qu’il est.
Je ne saurais pour ma part m’en contenter, alors que ce monde est celui d’une guerre sociale et d’une violence des processus de domination et de ségrégation, où les discours nationaux populistes, ne cessent de progresser y compris dans le discours de la gauche de pouvoir ! Il m’est insupportable d’entendre le discours de Valls sur les Rom, et surtout l’assentiment qu’il rencontre chez une majorité de français. Il m’est insupportable que des propos « racistes décomplexés » se libèrent, et que des forces néonazies s’expriment ouvertement de partout en Europe et en particulier en Grèce.
Et ce n’est pas Wassila Tamzali et Fethi Benslama présents dans ce colloque qui me contrediront si j’affirme que la tolérance bienveillante en Europe envers les islamistes dits modérés est franchement inquiétante. Car à l’heure de la mondialisation, ce qui se passe en Europe a des effets immédiats dans le monde arabe et en particulier maghrébin. Que le néofascisme de Marine Le Pen s’alimente de l’islamisme fascisant, devrait nous mettre en alerte et nous éviter de nous contenter d’une subversion du sujet restreinte à l’espace de la logique de l’inconscient. Certes cette proposition est vraie sous tous les régimes démocratiques, mais précisément nous sommes en recul sur la démocratie.
Une interview récente (in larevuedesressources.org) de Giorgio Agamben par Dirk Schümer intitulée : la crise sans fin comme instrument de pouvoir, précise ce déficit démocratique, en revenant sur un article précédent que la rédaction de Libé avait titré de façon provocatrice : Que l’empire latin contre-attaque ! Evidemment ce titre ne devait rien à Agamben qui n’est pas devenu nationaliste et chauvin alors qu’il insiste depuis toujours sur l’universalité de la Culture. Mais il remarque l’absence de légitimité populaire de la Constitution européenne et surtout la muséification du passé qui est le corollaire d’un appauvrissement de la culture de chacun des pays. Alors qu’il s’agit pour lui de soutenir l’hétérogénéité des cultures européennes dans leur rapport dialectique avec l’histoire et le présent contre l’homogénéisation du monde néolibéral. Je rajouterai que de telles propositions, de tels enjeux ne sauraient s’arrêter aux frontières d’une Europe latine et chrétienne. Mais au contraire constituer la base d’un cosmopolitisme qui est le seul horizon souhaitable du monde arabe en proie actuellement aux tourments de l’origine et à la violence de l’homogénéisation islamiste.
Remarquons d’ailleurs que cette homogénéisation qui s’attaque aux femmes, mais aussi aux intellectuels et à tous les laïques, aura constitué le contrecoup des indépendances, avec le départ des minoritaires, et en particulier des juifs, même si aujourd’hui, c’est le sort des chrétiens lorsqu’ils sont encore présents, qui est en jeu.
Cet enjeu du minoritaire fut le mien d’une manière insue, car le refoulement politique produisit l’illusion fallacieuse que les juifs d’Algérie avaient toujours été français, alors qu’ils furent longtemps considérés comme des indigènes par le colonisateur, comme des dhimmi par les musulmans. Le beau livre de Jacques Derrida « le monolinguisme de l’Autre » m’ouvrit, lorsqu’il parut, les yeux et les oreilles, et me permit de m’inscrire dans un récit collectif, celui de l’exil/bannissement d’une communauté abandonnant rapidement la langue arabe pour parler français mieux que « les français de France ». En trois générations une acculturation, une assimilation forcenée se produisit dans un violent silence, ainsi que le refoulement de la langue arabe par toute une communauté : il y avait d’un côté l’idéalisation des indépendances et la critique justifiée du colonialisme ; et de l’autre la vive aspiration vers la France, perçue uniquement comme le pays des Lumières et de la liberté. N’oublions pas d’ailleurs que ce sont ces idéaux qui animèrent aussi nombre des militants anticoloniaux alors qu’ils se confrontaient à un racisme qui excluait des droits de l’homme les populations dites indigènes. Et que ce sont toujours ces mêmes idéaux qui ont porté les révolutions arabes actuelles !
Cette violence symbolique et réelle, cette bataille entre les langues, le refoulement de la langue et de la culture arabe pour les juifs d’Algérie, toute cette constellation complexe constitua le déchirement intime et le soubassement probable de tous mes engagements ultérieurs : révolte contre le fait colonial très tôt perçu dans l’enfance, révolte contre l’enfermement religieux et communautariste, mais refoulement massif de l’acculturation qui me fit adhérer à une vision universaliste marxiste qui aurait aboli toutes les frontières. La levée dans l’analyse de ce refoulement sur le trauma de l’exil me fit d’ailleurs retourner sur les lieux de mon enfance pour en quelque sorte me confronter à la vérité subjective des constructions dans l’analyse, mais aussi à une perte irrémédiable. Il n’y aurait pas de retour possible, et au-delà de la douleur de ce sentiment, la conviction troublante du soulagement, du bonheur quasi inavouable de ce bannissement et de l’accès à la modernité. Le rêve explicite et souvent inavouable de nombre d’algériens, y compris de ceux qui ont partagé les combats anticoloniaux, mais envoient leurs enfants à l’étranger et en particulier en France dès qu’ils le peuvent.
Habiter cet exil intime, en faire autre chose que du dolorisme, sans pour autant dénier non plus la perte et la nostalgie inévitables, m’apparait aujourd’hui comme ce que nous pourrions mettre en partage au-delà de nos existences et de nos trajets particuliers.
Il y aurait une énergie que nous pouvons puiser dans le trauma historique comme subjectif, à condition de retourner la pulsion de mort contre elle-même, d’en faire autre chose que de la destructivité ou de la silenciation. A une époque j’ai appelé cette énergie, énergie du désespoir, et il est vrai qu’elle peut revêtir cette forme. Aujourd’hui je la pense protéiforme et bouillonnante, et quand je me retourne sur mon parcours dans la politique, la psychiatrie et la psychanalyse, je ne peux que prendre acte de cette énergie à l’œuvre dans ce que j’ai entrepris. C’est sans doute ce qui m’a permis de surmonter assez facilement le deuil du grand soir sans sombrer dans l’apolitisme et le cynisme désabusés ce ceux qui sont revenus de tout.
Construire l’utopie concrète d’une institution accueillant la folie, et ceci depuis plus de 30 ans suppose un au-delà de la révolte, ce qui ne signifie pas son extinction mais sa mise au travail, ainsi qu’un renoncement à toute idéologie de bonne promesse fut-elle fondée sur la psychanalyse. Car nous avons traversé aussi une époque où la psychanalyse ou plutôt son idéologie-le Psychanalysme (Robert Castel)- a tenu cette place dans les institutions.
J’en ai raconté récemment pour le colloque de l’AMPI (Association méditerranéenne de Psychothérapie Institutionnelle) un épisode fondateur que je vais me permettre de reprendre pour vous. J’étais alors animé de la foi du charbonnier dans l’antipsychiatrie, la rage de détruire l’asile, mais aussi de promouvoir des lieux d’accueil pour les patients. Déjà en analyse depuis plusieurs années, j’étais encore prisonnier d’un clivage et d’une idéalisation. Clivage entre la psychiatrie qui aurait été l’enjeu d’une lutte politique, et la psychanalyse en cabinet, pure de préférence. Je voudrais évoquer une fois de plus ce patient psychotique chronique, mon premier maitre en psychiatrie, que je croyais avoir libéré de ses chaines asilaires en le faisant sortir en appartement thérapeutique, et qui pourtant ne cessait de me demander le retour dans son « paradis perdu », puisque c’est ainsi qu’il appelait l’HP à mon grand désarroi. Il fallut qu’il insiste vraiment beaucoup et que son état s’aggrave fortement pour que j’accepte de le réhospitaliser pour un temps nécessaire. Le chèque d’1 million de dollars qu’il me donna alors, je ne cesse de l’encaisser psychiquement depuis ! J’eus d’abord une impression de sidération, que je traversais en m’écartant lentement mais irrémédiablement de l’idéologie du rejet destructeur de l’hospitalisation, comme de la conviction de l’absence de transfert analytique en dehors du cabinet du psychanalyste. Je rappelle que ces idées étaient alors dominantes et peut-être le sont-elles toujours aujourd’hui, quand bien même nous serions moins nombreux à nous soucier du transfert dans nos pratiques psychiatriques. Mais la Résistance de la psychanalyse à son propre déploiement persiste bien sûr comme l’avait finement analysé Derrida dans son livre Résistances de la Psychanalyse.
En tout cas cette perte, cette castration symbolique pour appeler les choses par leur nom, provoqua ce gain très particulier de me mettre au travail en m’inscrivant peu ou prou dans le mouvement de Psychothérapie Institutionnelle. Point besoin d’être analyste pour constater ce premier paradoxe fondateur d’une sorte de discours de la méthode qu’il nous faudrait garder comme principe directeur.

La psychose, ou plutôt le psychotique peut, à certaines conditions, être à la source de l’invention et de la création. Cela vaut pour le délire qui n’est rien d’autre si nous suivons le frayage freudien qu’une tentative de guérison. Que cette tentative puisse rater et amener le sujet en question à devoir chercher de l’aide est une autre question …
Ce qui me permet de revenir à cet « enseignement de la folie » titre d’un livre de François Tosquelles que je reprends comme un mot d’ordre. Soutenir cette proposition constitue un enjeu clinique, celui de se tenir au transfert, mais également un enjeu politique crucial, qui devrait nous dégager de la conception de la folie comme handicap et déficit, y compris déficit d’un signifiant des noms du père ! C’est d’ailleurs en cela que j’ai d’une certaine manière retrouvé en les remaniant les idéaux de l’antipsychiatrie. A condition de se sortir de la pente idéalisante et esthétisante de la folie, ce mouvement comme le surréalisme précédemment, avait fait valoir la vérité dont vient témoigner le psychotique à condition qu’il puisse trouver un lieu d’adresse ou-autre possibilité non contradictoire- qu’il puisse faire œuvre de son délire. Encore faut-il pouvoir l’aider à déchiffrer ce qui ne peut se dire et vient se montrer sur le mode d’une « définition ostensive ». Je reprends là le concept que Françoise Davoine a fait dériver de la logique de Wittgenstein, pour construire une clinique dynamique du transfert psychotique. Il me parait important de souligner la différence radicale de positionnement que Françoise Davoine, comme tous les thérapeutes de psychotiques, chacun à sa manière, fait opérer par rapport à une clinique psychiatrique ou psychanalytique qui resterait fondée sur l’objectivation du patient et de ses symptômes, comme dans les présentations de malades. Il est clair qu’une telle posture hors-transfert ne peut produire qu’une théorie édifiante qu’il s’agirait ensuite d’appliquer. Ce qui bien sûr s’avère impossible et provoque inévitablement de la déception. C’est tout l’enjeu d’une fétichisation de la « structure » qui en vient à récuser les progrès de la clinique. Comment ne pas trouver révoltante la critique itérative à chaque fois qu’un psychotique s’en sort, et que nous transmettons la réussite d’une psychothérapie analytique ? A chaque fois il se trouvera quelqu’un pour objecter que le patient ne devait pas être psychotique au départ et qu’il s’agissait d’une erreur diagnostique…
Il faudrait en quelque sorte que la clinique vérifie la théorie, alors que nous aurions à produire au contraire une théorisation à partir de l’expérience clinique et institutionnelle, expérience du transfert que l’on ne peut penser qu’en la traversant : c’est ce mouvement que je qualifierai d’itinéraire de formation.
Nécessairement nous allons nous heurter à toutes les vérités préétablies, à tous les préjugés et en premier lieu les nôtres, bien entendu ! Quelle surprise quand j’ai pu constater que des patients psychotiques pouvaient à certaines conditions transférentielles être supports de transfert pour d’autres patients ? Ou arriver à nouer des relations amoureuses et à engendrer sans pour autant se mettre à délirer ? Ce qui rencontre pourtant leurs zones de fragilité et les met à l’épreuve, un peu plus que les névrosés sans doute, sans pour autant rencontrer la fixité systématique d’une impossibilité de structure. Cela suppose de soutenir dans le Collectif et dans chaque thérapie la fonction phorique, pour reprendre le concept que Pierre Delion a proposé comme équivalent au holding winnicottien. Encore faut-il imaginer une première strate d’hospitalité inconditionnelle, celle dont parle Derrida à la suite de Levinas, une bejahung, une affirmation primordiale, qui ouvre un espace de possibilisation du transfert. Et que cet espace que je mets en rapport avec la « fabrique du pré » dont parle Oury dans Création et Schizophrénie soit un lieu dont la vivance soit sans cesse relancée.
Il est sensible dans le travail que nous faisons d’avoir la sensation de pratiquer de façon répétitive une véritable réanimation du Collectif. D’où l’épuisement parfois éprouvé puisque nous luttons contre les forces de mort et de silenciation que j’ai évoquées précédemment.
Des forces qu’on aurait tort d’attribuer seulement à la psychose des patients projetant sur les soignants leurs pulsions et affects destructeurs. Ce bombardement est indéniable, mais la vraie difficulté consiste à supporter et à traverser les forces d’anéantissement intrinsèques à tout Collectif.
Depuis que la Psychothérapie Institutionnelle existe, elle a pris acte de ces phénomènes et inventé des outils et des opérateurs concrets : groupes, réunions, travail de constellation, et surtout clubs thérapeutiques : autant d’espaces partagés où chacun se trouve invité à construire la vie quotidienne.
C’est ainsi que depuis 33 ans nous avons créé à Reims un Club thérapeutique fondé d’ailleurs avec ce patient dont j’ai parlé, et qui continue à accompagner nos initiatives à la mesure de ses possibilités vieillissantes. Le Club est le fil conducteur du Centre Antonin Artaud, et l’un des supports essentiels du service, d’abord dans l’ambulatoire, à une époque où la situation était verrouillée dans l’hôpital, puis peu à peu dans chacun des lieux d’accueil avec création d’un club fédérant les cinq clubs du service, la création d’un GEM articulé étroitement au club etc…
Nous touchons là un des points cruciaux de mon propos, car le simple acte d’articuler étroitement le GEM et les clubs constitue une transgression par rapport aux clivages administratifs en vigueur : les GEM reprennent le signifiant fondateur des clubs : « l’entraide mutuelle » mais ne doivent pas s’articuler à la fonction soignante. Ce qui est une absurdité ! C’est l’exemple même de la fragmentation d’espaces du néolibéralisme, de même que l’éclatement entre le soin et le médicosocial etc…
Si nous obéissions à de tels commandements, nous renforcerions le clivage et l’éclatement schizophrénique : tout le contraire du travail incessant de rassemblement que notre expérience nous enseigne pour prendre soin du psychotique ! Ce qui est une manière d’imager cet au-delà de la révolte en question : tenir le cap nécessaire à la pratique clinique, sans se soumettre à des impératifs absurdes. Encore faut-il que cette insoumission nécessaire trouve des lieux de métaphorisation et de mise en commun politique !
Sans doute faut-il que je vous parle pour conclure du climat, de l’ambiance subversive qui s’est créée depuis 5 ans. Il faut bien reconnaitre notre dette à l’égard de Nicolas Sarkozy dont le discours haineux a provoqué un sursaut chez certains dont j’étais, qui en sont venus à fonder le Collectif des 39 à l’initiative d’Hervé Bokobza , et un questionnement des patients à notre égard dans ces espaces partagés : clubs et surtout l’AG mensuelle du centre Artaud où nous construisons ensemble l’espace institutionnel. Un lieu où les patients peuvent mettre à l’épreuve la fiabilité de soignants à prendre réellement en compte leur parole, à mettre en acte leur dire et à ne pas « se payer de mots ». Le fait de ne pas se dérober, et même de s’offrir à la discussion, malgré quelquefois l’envahissement du délire de chacun, nous a permis d’accueillir une demande que je n’aurais probablement pas pu supporter auparavant. Les patients ont demandé à venir aux mobilisations des 39, aux meetings où ils ont pris la parole. Quelquefois de façon brillante, toujours de façon sensible émouvante et courageuse. Vous savez que dans ce mouvement ils en sont venus pour quelques-uns à créer une association indépendante « HUMAPSY » qui se réunit régulièrement, est invitée à faire des conférences dans IRTS, des facs de psycho, autrement dit dans une position de formateurs pour des soignants etc… Vous pourrez trouver leur blog sur internet. Ils défendent leur point de vue, et très logiquement la Psychothérapie Institutionnelle et la psychanalyse puisqu’ils en ont fait l’expérience, et sont nos meilleurs ambassadeurs auprès des autres soignants, et des collectifs de patients qui étaient jusqu’alors résolument hostiles à la psychiatrie et à la psychanalyse. Nous sommes au contraire maintenant dans un rassemblement inédit lors des auditions à l’Assemblée nationale et au Sénat…
Cette émergence me parait bien sûr tributaire du transfert, des transferts multiples, mais aussi des franchissements de frontières qui jusqu’alors paraissaient infranchissables. Il n’est pas simple du tout de créer des lieux de combats partagés qui ne dénient pas pour autant les liens complexes de transfert et d’amitié. Chacun se trouve poussé hors de ses retranchements, ce qui peut être angoissant pour les thérapeutes, quelquefois utilisés comme moi auxiliaire, et bien souvent malmenés dans des situations limites, mais aussi pour les patients qui utilisent des sortes d’extension du transfert pour se recréer des espaces habitables, en combattant un monde qui les exclue à tous points de vue. Il est très émouvant de constater qu’ils revendiquent alors cette part d’humanité qui leur est déniée et que leur révolte prend alors les chemins inédits de la subversion des mots et des représentations. Chaque année nous préparons ainsi avec eux, dans le cadre d’une réunion hebdomadaire, la bien-pensante semaine de santé mentale rebaptisée « semaine de la folie ordinaire». L’ensemble négocié pied à pied avec les officiels, donnant lieu chaque année à une célébration festive, joyeuse et émouvante où les prises de parole, les sketches drolatiques, et les discours politiques s’entrecroisent pour un public d’amis et de proches. Ces franchissements sensibles s’effectuent et construisent ainsi une sorte d’accumulation d’expériences collectives et singulières, dans la construction d’une contre-culture s’affirmant dans le monde.
Je n’en prône pas pour autant l’euphorie du collectif et l’abolition naïve des frontières, mais bien plutôt la posture revendiquée de se situer à la frontière comme passeurs et contrebandiers. Dans le contexte de plus en plus difficile que nous connaissons d’hypercontrôle et de certification, d’aliénation massive aux protocoles qui sévissent de partout, je remarque que notre travail n’a jamais été aussi vivant. Cela ne signifie aucunement la trouvaille mensongère d’une harmonie, mais l’efficace de la méthode analytique, celle de la Psychothérapie Institutionnelle qui en est tributaire, et la nécessité de la confiance dans le transfert pour surmonter les moments de crise inévitables, les passages à l’acte que nous tentons d’accueillir pour qu’ils deviennent des acting out…

Je suis persuadé que cette méthode clinique et cette éthique s’effondreraient rapidement sans cette posture insurgée et militante qui a construit la psychiatrie pendant la seconde guerre mondiale, le moment politique de St Alban, et qui aura été le ferment de toutes les créations institutionnelles et transférentielles que l’Etat néolibéral veut enterrer aujourd’hui parce qu’elles vont à l’encontre de sa logique biopolitique.
Encore s’agit-il de la transmettre, et de former dans et par le transfert les jeunes qui arrivent et se risquent à la rencontre. Cela suppose une volonté, une construction de dispositifs de formation, par exemple les stages que nous avons développé au Centre Artaud, mais en premier lieu un dessaisissement pour laisser la possibilité d’une réappropriation qui pourra en passer par des moments d’opposition créative qu’il s’agira d’accueillir et de dialectiser.
Cela suppose aussi des lieux de métaphorisation dont ce colloque pourrait être partie prenante, pour donner support à une transmission qui ne saurait se passer de la fondation freudienne, mais devrait en même temps récuser le culte des ancêtres idolâtrés et retrouver enfin les chemins toujours inédits d’une confrontation au Politique.
Patrick Chemla

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