LETTRE OUVERTE A MONSIEUR LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
Il est des mots, des discours prononcés, des dérives, en face desquels le devoir d’une prise de parole exigeante s’impose.
Notre collectif composé de professionnels -psychiatres, infirmiers, éducateurs, psychologues, psychanalystes…- de patients et de familles, d’acteurs du monde de la culture, est né en 2008 en réaction aux prises de position de votre prédécesseur considérant les malades mentaux comme des êtres potentiellement dangereux. Il s’agissait d’utiliser un fait divers pour alimenter une idéologie politique « sécuritaire », en prenant la personne souffrante pour cible.
Cette position, éminemment stigmatisante a provoqué un émoi justifié parmi les citoyens de notre pays : 40 000 personnes signèrent alors un texte dénonçant vivement cet incroyable recul culturel.
Faire des malades mentaux un enjeu idéologique n’est hélas pas nouveau et la peur ou le rejet de la folie sont toujours présents dans nos sociétés. Or, seul un état républicain et démocratique permet d’accueillir les plus démunis d’entre nous et nous sommes fiers d’appartenir à un pays qui prône les valeurs d’égalité, de fraternité et de liberté.
C’est autour de ces acquis que s’est progressivement institué un exceptionnel système de soins solidaires permettant de réelles avancées. Un système qui nous a permis de nous confronter à la complexité inhérente à toute pratique relationnelle : comment éduquer, soigner, être soigné ou comment accueillir la souffrance de l’autre.
Cette complexité se nourrit de l’engagement, du doute, de la prise de risques. Elle exige des citoyens libres, créatifs, cultivés. La possibilité de penser est au cœur de ce processus. Une pensée ouverte et partagée, à la croisée des savoirs. Elle est alors porteuse des plus grands espoirs car elle laisse place à la singularité de chacun, à l’expression de la subjectivité et à la création collective. Elle demande une formation de haute exigence, une remise en question permanente, une appropriation par chacun et par le collectif, des projets de soin et d’accompagnements.
Mais hélas, depuis une vingtaine d’années, des méthodes évaluatives issues de l’industrie doivent être appliquées à toutes les professions qui traitent des rapports humains, s’opposant ainsi frontalement à notre histoire et à notre culture.
Il a été décidé que nous devrions nous plier à des protocoles imposés par «des experts» bien souvent étrangers aux réalités plurielles de la pratique.
Monsieur le Président, pouvez-vous accepter l’embolisation de ces pratiques par des tâches administratives aussi stériles qu’ubuesques ? Croyez-vous qu’il soit possible de coter avec des petites croix la valeur d’une relation, d’un comportement, d’un sentiment ?
Pouvez-vous tolérer que l’on ait confisqué aux citoyens leur possibilité de construire les outils éthiques d’appréciation de leur travail, de leur façon de soigner, d’enseigner, d’éduquer, de faire de la recherche? De leur imposer des normes opposables et opposées à tout travail de créativité ?
Pouvez-vous cautionner la victoire de la hiérarchie qui écrase, de la bureaucratie qui règne, de la soumission imposée qui s’étend?
Enfin, élément le plus préoccupant, ces protocoles qui excluent la dimension relationnelle de la pratique prétendent s’appuyer sur des bases scientifiques, contestées au sein même de la communauté ! Comme s’il fallait s’exproprier du terrain de la rencontre à l’autre.
Et ces directives s’imposent partout, dans tous les domaines, dans toutes les institutions : cela va des gestes répétitifs et codifiés des infirmiers, au SBAM (Sourire, Bonjour, Au revoir, Merci) pour les caissières en passant par l’interdit de converser avec les patients pour les « techniciens de surface ». Tous les personnels se voient contraints de donner de leur temps à cette bureaucratie chronophage.
Combien d’heures de travail abêtissant, perdu, gaspillé, activités en apparence inutiles, mais qui dans les faits, ont pour objet de nous entraîner dans des rituels de soumission sociale, indignes de la République à laquelle nous sommes attachés.
Comment pouvons-nous accepter cela, Monsieur le Président? Comment pouvez-vous l’accepter?
Le réductionnisme est à son apogée : tentative de nous réduire à une technique, à un geste, à une parole désincarnée, à une posture figée.
Nous tenons à nos valeurs fondatrices, celles qui font de nos pratiques, un art, oui, un art qui allie les connaissances, le savoir-faire et l’humanité accueillante des hommes qui construisent leur propre histoire.
Ouverte à toutes les sciences humaines et médicales, la psychiatrie se doit de lutter en permanence contre cette tentation réductionniste des évaluations-certifications soutenues par la Haute Autorité de Santé (HAS) qui, sous l’impact de l’idéologie ou de puissants lobby financiers, tendent à anéantir l’extraordinaire potentiel soignant des relations subjectives entre les personnes.
Ainsi par exemple, à propos de l’autisme, de quel droit la HAS peut-elle affirmer que ce qui n’entre pas dans ses codes d’évaluation est non scientifique donc non valable, alors que des milliers de professionnels, loin des caricatures et des polémiques, travaillent en bonne intelligence avec les familles et des intervenants divers, que cela soit sur le plan éducatif, pédagogique ou thérapeutique ? De quel droit la HAS dénie t-elle la validité de pratiques reconnues, que des associations de patients, de soignants, de familles, défendent pourtant humblement ? Au nom de quels intérêts surtout, la HAS a-t -elle imposé une « recommandation » dont la revue Prescrire, reconnue pour son indépendance, vient tout récemment de démontrer les conditions totalement partiales et a-scientifiques de son élaboration ?
Comment enfin, lors de la parution du dernier plan Autisme, Madame Carlotti, Ministre aux personnes handicapées, ose t-elle menacer sans réserve aucune, les établissements qui ne se plieraient pas à la méthode préconisée par la HAS, de ne plus obtenir leur subvention de fonctionnement ? Comment un ministre de la République peut-il imposer aux professionnels et par voie de conséquence, aux parents et aux enfants, sans plus de précaution, de travailler comme elle l’ordonne ?
C’est une grande première, porte d’entrée à toutes les dérives futures.
L’Histoire, la philosophie, les sciences en général nous le rappellent : l’être humain se construit dans le lien avec ses contemporains, son environnement, dans les échanges. Une alchimie complexe, unique à chaque fois, qu’une pluralité d’outils aident à penser. Quelque soit le handicap, l’âge, la maladie, les « troubles » comme on dit, de quel droit priver certains de cet accompagnement pluridimensionnel (et de tous les éclairages dont il se nourrit) ? Toute réponse univoque et protocolaire, qui dénie la singularité de chacun, est à cet égard indigne et au final stigmatisante.
Or, cette logique techniciste n’est-elle pas déjà en route dans les autres domaines du soin psychique ? Ce même principe d’uniformisation par voie d’« ordonnance modélisée » ne peut que s’étendre à d’autres catégories de troubles (cernés par le DSM, manuel diagnostique lui aussi éminemment contesté) : à quand une méthode systématisée puis dictée, pour « les dépressifs », pour « les bipolaires », « les schizophrènes », les troubles dus à la souffrance au travail » etc.?
Ne pensez-vous pas Monsieur le Président que cette pression inadmissible procède d’une idéologie normative, véritable fléau pour la capacité de débattre, d’élaborer des idées ?
Monsieur le président, entendez-vous qu’il s’agit d’une vaste entreprise d’assèchement du lien relationnel, de mise en route d’une inquiétante machine à broyer la pensée, d’un système qui risque d’amener toutes les parties concernées à l’indifférence et à la résignation?
Monsieur le Président, vous avez les pouvoirs, de la place qui est la vötre, d’agir immédiatement pour que soient remis en cause ces systèmes qui produisent les monstres bureaucratiques de protocolarisation présents dans tous les domaines de la vie publique, notamment en psychiatrie et dans le médico-social.
Il est des mots, des discours prononcés, des dérives, en face desquels le devoir d’une action exigeante s’impose…
Monsieur le Président, nous vous demandons solennellement d’intervenir.
Permettez nous de garder l’espoir.
LE 8 MAI 2013
LE COLLECTIF DES 39 CONTRE LA NUIT SECURITAIRE
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