La réaction au discours du 2 décembre 2008 de Nicolas Sarkozy qui promettait une dimension répressive et ségrégative aux «soins» psychiatriques est le corollaire de l’ambition des «39 contre la nuit sécuritaire» à ce que soit maintenu et transmis un essor psychiatrique issu de deux siècles d’élaborations.
L’état de la psychiatrie ne cesse de se détériorer en France depuis 25 ans et la dimension « sécuritaire » du projet de réforme de la loi de 90 régissant les soins sous contraintes n’est que l’aboutissement d’un abandon, qui se veut définitif, d’une conception humaine du soin. Le point de bascule a été atteint au bout d’un parcours que nous sommes nombreux à dénoncer depuis maintenant des années.
Nous y voilà !
Un scientisme réducteur, soutenue par les pouvoirs publics, tente, avec un succès de plus en plus affirmé, de faire table rase d’une discipline, sans doute dérangeante ou pour le moins incongrue, dans le contexte de guerre économique et financière que nous connaissons.
Tout un savoir-faire est dénigré et peut être anéanti. La transmission devient de ce fait un enjeu majeur.
Cela mérite sans doute un détour du côté de ce que recouvre la transmission.
Une idée assez répandue voudrait que l’objet de la transmission soit purement un savoir. Une telle occurrence se limiterait à un transfert de dossiers. Il s’agit de toute autre chose. Le but d’une transmission se rapproche certainement plus de la fabrique d’un sujet, autrement dit d’une naissance à quelque chose.
Au sein de la relation du maître à l’apprenti ou à l’élève, au-delà de la dimension du savoir et de l’ignorance (y compris celle du maître), s’impose l’idée d’initiation. L’initiation est une autre naissance souvent fondue avec le passage à l’état adulte. Le savoir et ses carences ne sont en la matière que prétexte, qu’espace d’une nouvelle nomination, d’une accession à un nouveau statut. Il ne s’agit d’enseigner qu’à celui qui partagera aussi des valeurs.
Le savoir, la technique ne sont que le développement de cette nouvelle appartenance, de cette nouvelle famille.
Dans certains domaines, l’impétrant peut même recevoir un nom nouveau et contracter l’engagement de transmettre à son tour. Il y a donc du maître chez l’apprenti dès l’engagement de celui-ci. La transmission rime alors avec liberté et engagement.
Le candidat à l’initiation se retrouve donc à devoir inventer ce qui lui a été donné…. parfois susurré. Nous retrouvons là l’espace transitionnel que décrit Winnicott.
La transmission concerne bien plus la naissance d’un sujet à un nouvel espace que le transfert ad integrum d’un savoir. Il n’y a qu’à mesurer le degré d’ignorance qui peut être transmis en l’occurrence pour s’en convaincre. Ce qui importe est l’accueil d’un nouveau membre. Bien entendu se dessine dès lors un parcours balisé par le manque. Le manque, ça ouvre des perspectives…. et le style de cette confrontation n’est pas indifférent ; se détacher pour une part des mimiques du maître, faire sienne certaines autres, ce qui signifie qu’un certain tri a été fait dans la transmission, tout cela consomme qu’une transmission se revendique..
Par ailleurs, le « tourisme dans la transmission » n’est pas à écarter. Il s’agit même d’une notion centrale. Afin d’insister sur le nécessaire détachement du maître, d’éviter des identifications stérilisantes et excessives, aller fréquenter d’autres savoir-faire, une fois les bases acquises, peut se révéler précieux. Se libérer du maître auquel on s’est aliéné est une perspective à inscrire dès le début du processus. C’est là une condition de la transmission surtout si ça laisse des traces. Un architecte appellerait ceci des fondations. S’il est difficile voire impossible de jouir de sa liberté, jouir d’une libération du maître auquel on s’est aliéné se révèle non négligeable.
Le transitionnel est l’espace de jeu à travers lequel une séparation s’opère.
Winnicott nous indique qu’à partir d’une première phase quasi fusionnelle, empreinte de subjectivité, va intervenir une objectivation de l’objet qui va faire séparation. Se joue une première distinction de l’objet, en tant que différent du moi de l’enfant. Limiter la subjectivité, en dessiner les contours par une différenciation objectale, la clinique montre combien cela peut être utile. Puis, l’enfant apprendra à être seul en présence de sa mère ce qui signifie que, si tout ne se passe pas trop mal, il ne sera plus jamais seul et portera en lui des constructions lui permettant d’affronter la solitude…
Il n’y a qu’à regarder un objet transitionnel pour observer combien la destructivité, la violence l’agressivité, la détermination participent du processus.
Le doudou est en charpie, puant, perdu et retrouvé contre vents et marées. N’importe quelle caissière de supermarché normalement constituée suspendra toute activité face à ce bout de chiffon perdu et dont elle connaît la valeur. Il s’agit d’un trésor inaliénable dont seul l’enfant peut décider de se séparer un jour sans drame puis l’expédier dans les greniers de la mémoire.
L’enfant invente le Doudou, l’élit, lui confère son statut et le démolit suffisamment pour être inimitable. Un débris singulier. La destruction en la matière est foncièrement créatrice.
De la même façon, la pratique à transmettre doit être assimilée puis détruite avant d’être inventée à nouveau. D’ailleurs, n’est-elle pas incomplète, truffée d’ignorance ? C’est ce qui explique la transe du maître, si j’ose dire, quand il observe ce que son petit protégé ose faire de son savoir, qu’il tient lui-même de son maître vénéré et qu’il chérit comme un enfant. L’apprenti n’en fait qu’à sa tête et ignore toute vénération qui n’est pas encore de son âge et pas follement créatrice non plus. Et puis appuierait-il malgré lui, dès qu’il a un tant soit peu d’expérience, sans trop le savoir, là où ça fait mal, à savoir là où se concentre du refoulé ?
Ce savoir doit être découpé en lambeaux, mâché puis digéré, pimenté à toutes les sauces en présence de coreligionnaires et du maître, afin que l’apprenti puisse enfin se l’approprier sous une forme assimilable. L’apprenti-sorcier doit passer par des catastrophes potentielles et des démesures mais sous un œil protecteur, jusqu’à ce qu’il sache voler de ses propres ailes. Cette transmission nécessite du maître et des alter-ego. «S’autoriser de soi-même et de quelques autres» trouve sans doute là son fondement. On ne pose pas les mêmes questions à tout le monde, on ne choisit pas le moment de comprendre et bien des reconnaissances sont nécessaires. Elles sont de différentes sortes. Encore un point en faveur d’une construction plutôt que d’une livraison d’un savoir clef en main.
Il y a donc nécessité d’un passeur qui soit objectivable, dont on puisse se différencier et se libérer, d’un savoir à parfaire, destructible et digérable, d’une ignorance palpable, d’un « initiant » qui laisse libre cours à son engagement, à sa violence et à ses capacités d’ingestion, si possible en réunion et d’un contexte socio-historique qui ait encore l’utilité de sujets d’un savoir spécifique. C’est là l’espace du politique, de l’amour, de l’adoubement, éventuellement du trauma, de la vérité, même si cela conduit à dire pas mal de bêtises, et de l’inconscient qui n’est pas fait pour rester les bras croisés.
Alors, qu’en est-il de l’aire de jeu psychiatrique au sein de laquelle nos jeunes collègues doivent advenir ? Quelles sont les possibilités de désintégration-réinvention du savoir et des pratiques en vogue ou nouvellement installées ? Le DSM peut-il être subverti en DoudouSM qui puisse lui permettre une réelle efficacité ?
Le moins que l’on puisse dire est que les protocoles sont coriaces, qu’ingérer le « F20.0 de la classification CIM » censé résumer la vie d’un schizophrène, afin de l’insérer dans un processus dialectique réclame beaucoup d’imagination, que passer sa vie à donner la main à un phobique dans l’ascenseur ou devant une photographie de serpent demande beaucoup d’abnégation ( cf les thérapies comportementales des phobiques).
S ‘agit-il d’affiner une théorie ou d’attendre le DSM «up to date» fruit d’une négociation entre lobbies ?
Que penser de l’appropriation d’une pratique qui consiste d’emblée à avoir peur, à neutraliser un patient, l’attacher sur un lit, le boucler dans une chambre d’isolement, vérifier les caméras vidéos de surveillance, monter des clôtures, couper les arbres dans les cours, déclencher l’alarme dès qu’un patient monte le son ou vous effleure ? Qu’attendre de soignants auxquels a été enseigné que le dire du patient est le fruit d’une tare génétique, que mieux vaut commencer le dossier informatique pendant qu’il vous cause ? Que toutes ces paroles sont nulles et non advenues, forcloses ?
Quel sujet soignant tente-t-on de faire advenir ainsi ? Quel personnage pourra-t-il en naître ?
Il reste à témoigner que d’autres «aires de jeu psychiatriques» existent et à subvertir autant qu’il est possible le DoudouSM.
Patrice Charbit