Anik Kouba
De tout ce que l’on vient d’entendre, on l’aura compris : Au-delà des détails, à travers les détails, c’est une véritable politique qui est en marche.
Avec la menace d’un retour à une psychiatrie au service de l’ordre public, et non plus d’abord et essentiellement soignante, et qui plus est soumise à une logique marchande. Ca fait beaucoup !
Sur le front du refus de cette psychiatrie-là, nous opposons :
Les pratiques aux procédures
L’équipe cad pluridisciplinarité Et complémentarité A la polyvalence, sous entendu interchangeabilité anonyme
Le singulier aux statistiques
L’éthique à la gestion
Négation de nos pratiques, mise à mal de notre identité de soignant, voilà de quoi justifier notre volonté de résister.
Mais ce qui est plus grave c’est que nous ne sommes pas les seuls à être malmenés de la sorte. Du coup, et c’est heureux, nous ne sommes pas, non plus, les seuls à résister.
« Ecrasement des professionnalités » est sans doute, pour moi, le maître mot de cette mise à mal. L’expression est de Denis Salas (…) pour parler de la justice et de la maltraitance actuelle des magistrats.
Je prendrai juste deux exemples pour illustrer les parallèles possibles avec ce que nous vivons.
Au nom d’une politique du résultat : chaque jour, l’écran géant du grand bureau du Ministère de la justice affiche combien de peines planchers pour les récidivistes ont été appliquées aujourd’hui. Dans quelles cours, ville par ville ? Par quels juges ?
« Quels juges ? », là on rejoint un élément qui nous parle aussi directement : la responsabilité individuelle. La personnalisation est un outil redoutable pour déployer une politique de la peur, de la soumission. Vous, Mr, Mme, vous là, n’avez pas répondu aux exigences attendues, vous serez mal noté, vous allez être muté, voire…
On se souvient qu’à Grenoble, après le meurtre du jeune homme, le Directeur de St Egrève a été suspendu ainsi que le Préfet. Ce n’est qu’un exemple parmi déjà de nombreux autres.
La disqualification. La suppression du juge d’instruction, pour laisser le Parquet seul maître des lieux, (les avocats en sont absents), souligne à quel point les compétences – au sens de l’exercice indépendant d’un savoir -, la recherche de la vérité, une enquête contradictoire sont de peu de poids au regard de procédures expéditives dont tous les protagonistes seront dans une stricte dépendance au pouvoir exécutif (pour leur nomination, leur avancement de carrière…) C’est dire !
Enfin, le projet du « plaider coupable » installerait la justice dans une logique clairement marchande, où toute fonction symbolique de la peine cèderait la place à du calcul, de la négociation.
Si on regarde du côté de l’éducation nationale, on retrouve les mêmes éléments. Les enseignants en grève, à l’initiative de multiples actions, souvent originales, dont la ronde des obstinés, résistent vaillamment.
Ils dénoncent les discours ministériels qui, sous couvert de pseudo exigences scientifiques plus élevées, cachent une logique d’économie budgétaire. Réduction des moyens pour plus de résultats. Ca nous dit quelque chose !!?
Ils dénoncent la création d’instances d’évaluation dont tous les membres sont nommés par le ministère de l’éducation nationale (aucun membre élu).
Et où l’évaluation se mesure A la « bibliométrie » : Combien de publications cette année ? Combien publiées dans des revues de langue anglaise ?
Mépris des recherches en cours, de la liberté du chercheur…
Quant à la presse c’est dramatique parce qu’on a l’impression qu’elle a déjà obtempéré à ces mots d’ordre de rentabilité, de libre concurrence et de soumission au pouvoir politique. Je me souviens quand j’étais jeune, on disait « quand la presse sera aux mains des marchands de canon, on sera foutus ». Et bien on y est ! Et il n’y a pas que Dassault.
A l’échelle nationale, nous avons les nominations directes, … par le président de la république, L’ami de tous les marchands, du président de la télé publique (pourtant le concurrent direct de son ami Bouygues !!!), de radio France et j’en passe.
Sur fond d’une haine de la culture. « Donnez leur des jeux, du sport et du fait divers » serait le slogan qui réunirait notre président et, de l’autre côté des Alpes, Berlusconi.
On en parle moins mais la pression du chiffre et du résultat touche un autre corps professionnel, la police. Depuis 2006-2007, les suicides de policiers augmentent, souvent sur leur lieu de travail et avec leur arme de service ( +_ un/semaine). Un délégué syndical, interviewé après le suicide d’un collègue, dira :« Avant on faisait équipe, maintenant c’est chacun pour soi ».
Mis bout à bout, tout ceci dessine une société effrayante : une société néo-libérale et autoritaire. Ce qui est une oxymore, a priori. Cette société néo-libérale, avec ce que cela suppose de violence de la libre concurrence, ET autoritaire, avec le contrôle centralisé par l’exécutif, réduit nos professions – que l’on soit juge, soignant, prof, journaliste…- à une peau de chagrin.
Et ce sont justement les métiers qui travaillent avec l’humain qui sont visés par cette volonté de domestication. Ces « professions intellectuelles» qui donnent consistance à la société civile et garantissent d’une certaine façon l’exercice de la démocratie. Avec leur disparition, en tant que contre-pouvoir potentiel, le risque est grand qu’il n’y ait plus rien entre un Etat inféodé au marché et l’individu.
La démocratie gît… aussi dans les détails.
Elle est en péril.