« Les détails »
Docteur Evelyne Lechner :
Si le Président Obama a été plébiscité par ses concitoyens les plus déshérités, c’est, en grande part, pour sa volonté de réformer le système de santé libéral américain qui est non seulement inégalitaire mais économiquement défaillant : le premier au monde en terme de coût, mais le 37ème en terme de qualité des soins, selon l’estimation de l’OMS en 2000. Dans le même temps, le dispositif français, alors reconnu comme le meilleur mondial, va être fondamentalement chamboulé par la loi « Hôpital, patients, santé, territoires » et sa logique purement financière et managériale. Notre Ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, affirme que bien manichéens sont ceux qui voient là une atteinte du service public hospitalier et un risque de marchandisation de la santé. Or, si nous ripostons, aujourd’hui, à Ville-Evrard, par la grève des instances et le refus de transmettre les données du RIMpsy à nos tutelles, contre ce projet de loi, c’est que nous en connaissons un avant-goût amer et en mesurons déjà les effets délétères sur notre pratique soignante quotidienne.
Bien que l’Etablissement Public de Santé de Ville-Evrard ne soit pas encore soumis à la tyrannie de la T2A et reste un des rares hôpitaux français à clore, depuis pas mal de temps, ses comptes annuels avec un à deux millions d’excédents, y règne actuellement un climat insidieux et rampant d’économie de bout de ficelle… A coup de notes de service lapidaires, mentionnant les sommes insensées qu’on espère ainsi économiser, ou subrepticement sans qu’on y prête garde, se multiplient les restrictions les plus infimes. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase est la suppression des bouteilles d’eau minérale remises jusque-là aux patients entrants et/ou en isolement : on sait combien nos malades, notamment sous neuroleptiques, risquent la déshydratation (à cela ne tienne : les bouteilles pourront être délivrées au compte-goutte sur prescription médicale) ; pour les autres, il y a la fontaine. Dans le pavillon de mon service, la fontaine a failli être retirée, l’an passé, comme « nid à microbes » ; elle a été décrétée totalement salubre, cette année, et chacun de s’y abreuver à plein goulot, faute de gobelet jetable. De même, les chiffonnettes destinées au ménage devaient, dans un but de prévention des maladies nosocomiales, être jetées après usage ; elles sont remplacées, cette année, par des lingettes à laver, impérativement, avant de resservir. Jusqu’à un certain type de culottes de dépannage en filet qui doivent, désormais, être soigneusement marquées au nom du malade et, elles aussi, lessivées pour réutilisation éventuelle… Nous sommes dans de beaux draps ! Le service de la laverie centrale mis à la disposition des patients a été fermé en fin d’année dernière et voilà plus de six mois que nous attendons, pour y suppléer, l’installation dans le pavillon d’une machine à laver. Du coup, le linge sale, notamment des patients régressés et incontinents, s’accumulent ; les familles, mises à contribution quand c’est possible, se découragent devant l’ampleur de la tâche et les malades chroniques préfèrent contourner la difficulté en revêtant les pyjamas de l’hôpital plutôt que leurs vêtements personnels. Il n’y a qu’à voir la belle exposition que la SHEREP consacre, en ce moment, à l’histoire des « vêtures d’asile » pour réaliser quelle régression cela suppose… Excusez la trivialité du propos, mais même les dépenses en seaux hygiéniques disposés, au besoin, dans les chambres d’isolement, ont été revues à la baisse ; qu’importe que ceux-ci aient des bords acérés et puissent si facilement se fendre en autant de débris tranchants. Enfin, signalons le système de chauffage confié, il y a quelques années, à une entreprise de sous-traitance peu réactive, nous obligeant parfois, par grand froid, à accueillir les patients dans des chambres plafonnant à 15° avec juste une couverture bien fine à se mettre sur le poil. Et les commandes de travaux 2009 qu’on nous demande de réduire de 20%, au nom des sempiternelles « tensions budgétaires », et qui, de toute façon, ne seront étudiées qu’en octobre prochain… Face à ces petites misères domestiques, aux sordides détails de cette économie de survie imposée à une population doublement stigmatisée, en tant que malades mentaux, et, trop souvent, en tant que précaires des fameux « quartiers » du 9-3, je ne peux m’empêcher de penser à Primo Lévi et à ses réflexions sur la dignité humaine…
Avoir fait tant d’études pour, au bout du compte, se débattre, au jour le jour, avec ces questions essentielles de torchons et de pots cassés, et, cahin-caha, essayer de sauver les meubles. Presque tous les courriers adressés à nos responsables restent lettre morte, le mépris affiché à l’encontre des soignants étant à la hauteur de celui dont souffrent les malades. Beaucoup de médecins ne touchent pas les primes auxquelles ils ont, statutairement, droit et il vient d’être décrété que les primes de responsable et de cadre assistant de pôle ne seront attribuées qu’à ceux qui sont prêts à signer, à la va-vite, sans concertation avec les acteurs de terrain, des pré-contrats de pôle avec la direction. Or, quand on sait que le Contrat d’Objectifs et de Moyens, ayant présidé à la création du 18ème secteur dont je m’occupe, n’a, à ce jour, pas été intégralement honoré, il y a de quoi être dubitatif… Aucune catégorie professionnelle n’est épargnée : les contrats à durée déterminée se multiplient… Les effectifs du service des spécialités et du laboratoire de biologie sont dangereusement menacés. Par manque d’ASH, on laisse croupir certains espaces dans un état d’incurie inimaginable, notamment le secrétariat du 18ème secteur, mais qu’importe : c’est là que siège la toute nouvelle équipe mobile « psychiatrie et précarité » ! Quant aux psychologues, les seuls professionnels du champ de la psychiatrie à abonder sur le marché, il est question de les faire travailler plus, pour mieux en diminuer le nombre et de ne plus les titulariser à l’avenir. La difficulté à embaucher des infirmiers est considérée par notre directeur comme un « effet d’aubaine » et, après une fastidieuse démarche de diagnostic partagé sur les besoins, il vient de nous être annoncé, comme une faveur, des recrutements sur même pas la moitié des postes infirmiers vacants alors que les mensualités de remplacement et le recours aux heures supplémentaires sont en forte diminution. Mais plus grave que les baisses de personnel, est le discrédit, dont ils sont victimes : les repas accordés aux infirmiers de nuit sont soudain arbitrairement remplacés par une légère collation et ceux pris dans le cadre des repas thérapeutiques, désormais facturés aux agents, comme s’ils n’avaient, jusque-là, sous le prétexte fallacieux des soins, fait que grignoter indûment les deniers de l’Etat. Mais qui décide de ce qui est thérapeutique ? Qu’est-ce que nos administratifs connaissent des nourritures un peu plus spirituelles, de l’échange et de la relation dans la grande cène du repas partagé avec les psychotiques ?
Certes, tous ces petits tracas quotidiens n’ont rien de mortel, mais on ne peut pas vivre que d’Haldol et d’eau du robinet ! Nos patients ont non seulement un corps, mais aussi un esprit, et l’ouverture sur l’extérieur, le lien avec l’autre, la parole, l’intelligence, ont, qu’on le veuille ou non, une valeur thérapeutique. L’IGAS a reproché aux soignants de Ville-Evrard de ne pas passer suffisamment de temps « au lit du malade ». Or, nos malades ne sont pas au lit : ils trainent devant de minables écrans de télévision, leur accès aux journaux est de plus en plus limité ; ils manquent de papier pour écrire et dessiner ; s’ils commencent à pouvoir bénéficier, à titre « pédagogique », d’ordinateurs, c’est sans l’apport d’Internet. Les associations de soutien aux actions thérapeutiques, et en particulier aux précieux appartements associatifs, où patients et soignants sont engagés à parité, sont considérées avec méfiance et ont un mal fou à défendre, d’année en année, les modestes subsides que l’hôpital leur consent. L’Hôpital de Jour de Noisy-le Grand a demandé, en janvier 2009, projet thérapeutique à l’appui, l’autorisation d’accueillir en son sein un artiste plasticien prêt à intervenir bénévolement auprès des patients, mais cela ne nous a, à ce jour, pour une mesquine question de responsabilité civile, toujours pas été accordé. Ce n’est donc pas d’argent qu’il s’agit, mais bien d’idéologie !
La priorité n’est naturellement ni à la culture, ni à la citoyenneté, mais bien, encore et toujours, à surveiller et punir : un grand panopticon virtuel est en train de se mettre en place ! A force de rogner sur les postes soignants et les petits riens du quotidien, l’Hôpital de Ville-Evrard a thésaurisé de quoi se lancer dans les grands chantiers du Plan Hôpital 2012. La restructuration et l’humanisation des pavillons d’hospitalisation sur le site sont renvoyées aux calendes grecques. Mais l’informatique est à l’honneur et l’Etablissement a élaboré un schéma directeur du système d’information hospitalière s’élevant, investissements et fonctionnement compris, à pas moins de 35 millions d’euros sur les six ans à venir, pour mieux saisir, tracer, compter, calculer… L’initialisation de ce dispositif complexifie actuellement plus la communication qu’il ne la fluidifie et nous savons bien qu’aucune liste de chiffres, qu’aucune AVQ, ni mise en cases et en tableaux ne saura rendre compte de la subtilité de notre travail soignant. 2009 ressemble étrangement à « 1984 » d’Orwell si l’on songe, en outre, à cet autre cheval de bataille de notre Président Sarkozy qu’est la sécurité. A Ville-Evrard, des caméras vont fleurir, ça et là, dans le parc et l’on s’interroge sur le bien-fondé d’en installer jusque dans les chambres d’isolement. Qu’importe le risque de renforcer le délire de persécution de certains de nos malheureux malades en phase aiguë, l’important étant que rien n’échappe des moindres replis de leur intimité. Parallèlement, il est programmé la mise en place, à l’entrée et à la sortie du site de Ville-Evrard, d’un système de reconnaissance des plaques d’immatriculation des véhicules, entre autre « pour prévenir les fugues », comme si nos patients avaient la maladresse de se faire la belle en voiture. En quoi cette trouvaille améliorera-t-elle le sentiment de sécurité de nos patients au fin fond de leur pavillon ? Qui surveille qui et qui protège qui ? Alors que je tentais de pointer l’inanité d’une telle innovation, notre directeur s’étonnait de tant de formalisme, affirmant que cela se faisait partout et que ça ne représentait, somme toute, que peu de chose au regard du budget de l’ensemble de l’Etablissement… Et il a raison : 145.000 euros, tout compris, ça n’est jamais, grosso modo que l’enveloppe annuelle allouée à l’équipe mobile « psychiatrie et précarité » que l’Hôpital de Ville-Evrard est si fier d’avoir créée récemment à destination des personnes en situation de précarité et d’exclusion.
En conclusion, refusons d’être les complices du tout-économique et du retour des pauvres et des fous dans des hôpitaux-poubelle ! Ne cédons pas à la peur que les médias ont insensiblement instillée dans le monde des soignants, peur d’être pris en faute, d’être encore plus réduits à l’impuissance, peur de parler et peur d’agir. Or, les obstacles ont ceci de positif qu’ils aiguillonnent inlassablement notre énergie et notre ténacité et force est de constater que l’action, pas à pas, n’est jamais totalement stérile : les repas viennent d’être restitués aux infirmiers de nuit, le secrétariat de mon secteur est devenu miraculeusement propre, la providentielle machine à laver doit arriver d’un jour à l’autre… Donc, ne laissons passer aucune épine irritative et attachons-nous, sans complexe, aux petites choses : « Il n’y a pas de détail. Chaque infime partie contient tout » dit Barjavel. Si nous voulons préserver notre capacité thérapeutique, il nous faut apprendre à rester libre, libre de penser, d’avoir du temps pour ne rien faire, pour errer, manger, discuter, lire, écrire, jouer, désirer, créer, rêver, rire, éprouver du plaisir et tout simplement vivre avec ceux que nous soignons. Afin qu’ils puissent accéder à un vrai statut de sujet, exigeons, pour eux, tout à la fois, du pain et des roses, l’indispensable et puis le superflu…