Lettres de psychotiques (magazine Books-février 2011)

Après la publication de ses « Confessions d’un schizophrène (1) », Luiz Ferri Barros a commencé à recevoir des lettres des quatre coins du Brésil. Nous publions des extraits de deux d’entre elles, et l’une de ses réponses.

Le Livre

Un ange facteur. Correspondance de la psychose

par Luiz Ferri Barros 

Imago

Babel, 18 août 1993

Cher Lucas (2),

Le fait est que nous sommes comme frère et sœur. J’ai découvert que je souffrais de cette maladie et, grâce à votre livre, j’en ai eu la confirmation.

Je m’en doutais déjà, je le savais inconsciemment, à travers les bribes de conversation que j’ai surprises tout au long de ces années. Je ne prends aucun médicament (d’allopathie). J’ai eu une crise il y a moins d’un an, dont je tente encore de me relever. J’en ai eu d’autres auparavant. J’ai tenté de me suicider à 20 ans, quand j’étais enceinte. J’aimerais vous remercier du courage avec lequel vous vous mettez à nu : les psychotiques sont plus qu’un diagnostic, ce sont des êtres humains.

Enfin ma vie fait sens et je peux expliquer les regards étranges, les amitiés perdues et tout le reste. Peut-être que ma plus grande angoisse n’est pas causée par cette maladie incurable mais par le rejet et les préjugés avec lesquels les gens nous traitent.

J’ai 30 ans, trois enfants et quatre ou cinq ans de séparation. Je vis avec mes parents, mon seul et unique soutien. Je sais exactement comment vous vous sentez. J’en connais un rayon sur la solitude ; sur la tristesse. Moi aussi j’avais tout, et j’ai presque tout perdu.

J’ai développé comme vous un mécanisme pour limiter les attentes, ainsi la frustration ne se concrétise pas et on peut supporter un peu plus. Je n’ai pas fait de thérapie. Et je n’ai pas été hospitalisée. J’ai déjà consulté un psychiatre une fois, quand j’ai été agressée après mon accouchement. Finalement, j’ai compris pourquoi j’avais un jour trouvé une corde près du lit dans lequel je dormais. Je ne sais si je dois être heureuse de ne pas être complètement folle ou triste de ne pas être normale. Mais j’ai vu tant d’absurdités dans ce monde que je me demande parfois si cela vaudrait la peine d’être normale.

Maira
Fortaleza, 15 mai 1993

Cher Lucas,

Les circonstances dans lesquelles je vous écris sont particulières. Depuis trois jours, je remarque que mon comportement s’altère insensiblement. « Je suis » en partance, mes idées s’enfuient, je ressens un sentiment d’urgence à faire des choses que, finalement, j’interromps et laisse inachevées. Le raisonnement s’accélère, vole, m’échappe. Ma pensée, rapide, vole, s’échappe. Mon esprit fonctionne à toute vitesse, sans repos. Bref, « je suis » à deux pas de ce long voyage que font les maniaco-dépressifs au pays de la folie.

Comme vous, j’ai été diagnostiquée à 24 ans. Aujourd’hui, j’en ai bientôt 47. Vingt-trois ans déjà. J’ai emprunté tant et tant de chemins dans cette quête incessante de la guérison. J’ai déjà pris dix gouttes de « calmant », l’Haldol. Plus 200 mg de Tegretol. Plus 10 mg de Valium. Ce soir, je prendrai encore de l’Haldol et du Dalmadorm, un somnifère lourd. C’est un bon cocktail, n’est-ce pas ? J’ai téléphoné à mon médecin. Il m’a orientée sur le traitement. Je lui ai dit que nous allions affronter ensemble une nouvelle bataille. Comme vous l’avez dit vous-même dans votre livre, ce sera une course contre le temps. Si « le temps m’est donné », je réussirai à surmonter la crise avec les remèdes. Sinon, qui sait, l’internement, comme cela s’est passé en décembre 1992. Je prie seulement pour en revenir. Revenir du voyage, encore plus blessée et marquée, mais vivante.

Je suis trop émue. Je sens monter la panique. C’est pourquoi je m’arrête là. Comme d’habitude, j’écris au fil de la plume. Nous sommes « fous » mais, grâce à Dieu, que nous sommes intelligents et uniques ! Serait-ce une consolation ?

Fraternellement vôtre,
Cléo

P.S. Mon appartement reflète mon état d’esprit. C’est le chaos. Et même si je m’efforce de le ranger, ça ne change rien. Y a-t-il de la lumière au bout du tunnel ?

São Paulo, 24 juin 1993

Cléonice, ma chère amie,

Je n’écris pas du haut d’une chaire. J’écris du fond d’un puits.

Si quelqu’un un jour estime qu’il y a du vrai dans ce que je vous dis, c’est parce que les médecins, jusqu’à aujourd’hui, n’ont jamais été capables de construire une « Psychologie de la maladie mentale ». Ils n’ont construit que des modèles de compréhension de la maladie – les descriptions psychiatriques des symptômes, des artifices pharmacologiques et des modèles de comportement absolument primaires et grossiers du fonctionnement psychique des malades. Ils ne savent rien sur la guérison et ses processus. Ils ne prennent pas en considération le fait que des types de personnalité différents développent des manières différentes de vivre avec la maladie et présentent des potentialités et des chemins différents pour ladite guérison. C’est comme si tous les malades mentaux étaient les mêmes, d’après leurs modèles. J’imagine que si un psychologue me lisait, il serait en ce moment en train de sourire des critiques que je fais de la psychiatrie – mais de quoi rirait-il ? Ne faisant que regarder de haut l’hostilité entre psychologues et médecins, il ne verrait pas que la psychologie, elle non plus, n’y connaît rien en matière de maladie mentale […].

Nous sommes seuls dans cette bataille. Ce qui, d’ailleurs, n’est pas nouveau, puisque Rilke disait déjà à son jeune poète : « Au fond, et précisément pour l’essentiel, nous sommes indiciblement seuls. »

Je vous embrasse,
Lucas

Lire l’article sur le site du magazine : http://www.booksmag.fr/sciences/lettres-de-psychotiques/

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3 réflexions sur « Lettres de psychotiques (magazine Books-février 2011) »

  1. C'est la guerre !
    Oui, c'est une guerre, ou plutôt une guerrilla car l'ennemi se cache, reste dans l'ombre.
    La maladie est à l'affût tout autour de nous, de vous.
    Les personnes touchées sont blessées à jamais, portant à vie les stigmates des combats. Atteintes, projetées à terre, écrasées par la pesanteur et piétinées par la foule, la société.
    Tapie aux coins de nos rues, à nos carrefours. Chaque jour nous faisons des choix, chaque choix est l'embranchement d'un chemin, chaque chemin est un cheminement, un parcours. Chaque parcours comporte des obstacles à contourner ou à franchir et des paysages, des périodes plus paisibles de repos, de pause. Tout le monde vit cela.
    Banal, me direz-vous. Oui. Mais pour nous, personnes souffrant de troubles psychiques, nous sommes en guerre. Contre qui ? Contre quoi ? Toute la question est là. Il ne faut pas se tromper d'ennemi. Ce n'est ni toi, ni moi, mais la maladie.
    En permanence sur le qui vive, à chaque instant nous faisons le choix de vivre quel que soit le prix à payer. Prix du sang, valeur de cette sève qui nous nourrit, nous donne goût à la vie. Peurs, sueurs, froides ou bien brûlantes de fièvre, infection de nos pensées par des parasites, affection profonde de longue durée, afflictions à foison.
    N'oublions pas les combattants qui ne reviendrons pas, ceux qui ont donné leurs existences, leurs êtres. Ils ne sont pas tombés, ne sont pas des vaincus, ils restent des résistants. Nombreuses sont les familles en deuil, les amis aussi. Pas de vainqueur, pas de gagnant, ni de vaincu, ni de perdant. Que de personnes qui luttent pour une certaine liberté, une existence acceptable, supportable. Beaucoup de blessés, de prisonniers. De plus en plus de populations concernées.
    Oui, c'est une guerre alors mobilisons-nous !
          
    Ne pas capituler mais trouver un juste équilibre entre le contrôle de soi et le lâcher prise qui permet de se détendre, de se laisser un peu aller…
    Mon appartement est aussi une caverne d'Ali Baba tout en désordre et pourtant je m'y retrouve, moi, mon corps slalome entre les piles de papiers, de dessins, de partitions, de textes. Je me sens détentrice d'une forme de richesse intérieure je ne me sens pas supérieure aux autres mais je suis différente, dans ma vision du monde il y a plus de mon âme que si je n'étais pas malade. Je me donne plus qu'avant mes périodes de délire. Je suis pourtant soignée, médicaments et thérapie, cela m'aide à rester en contact avec ce monde qui me transperce parfois. Je respire avec lui. Je respire. Je suis encore en vie. C'est ça ma réussite, elle n'est pas professionnelle, sociale, financière ou autre, elle est. Je suis. Aprendre à dire "je" sans pour autant s'abandonner complétement… un compromis à trouver.
    MMMMon appartement est aussi une cavern d'Ali Baba    
      

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