
Trois portes verrouillées me séparent de la chambre d’isolement, de la chambre d’exclusion. Au sein même de ce lieu, lieu d’accueil de la folie, une frontière sépare les « fous ordinaires » des autres, les fous dits dangereux, ou potentiellement dangereux, ceux qui suscitent la peur parmi les soignants.
Dans cette zone de non droit, il suffit parfois de peu pour basculer de l’autre coté de la frontière.
L’organisation des soins prend une allure autoritaire. Un simple refus de traitement peut conduire à l’isolement, voire à la contention si la révolte est trop vive.
En psychiatrie, la dangerosité supposée se mesure au nombre de portes qui sépare un patient du reste de l’institution. C’est notre échelle de la douleur à nous.
Des bruits de clefs, des portes qui s’ouvrent et se referment aussitôt. Toujours fermer les portes. Moi aussi j’ai des clefs, je suis l’interne de garde, une sorte de gardien de prison…
Dans la chambre d’isolement, dans la chambre d’exclusion, le patient est contenu, le patient est attaché. De la camisole de force à la « contention thérapeutique », seuls les mots ont changé, la violence, elle, reste la même. Une violence qui ne dit plus son nom. Les mots nous mentent. Ils nous donnent l’illusion que nos pratiques ont évolué, que le temps de l’asile est révolu. Des mots pour faire passer la pilule. «Soyez raisonnable » disent les soignants convaincus de la légitimité de leurs pratiques, « lorsque vous serez plus calme nous lèverons la contention. » Il faut entendre : Lorsque les médecins feront leur travail et que vous serez tassé par les neuroleptiques. Lorsque votre corps ne sera plus une menace pour nous, que nous n’aurons plus peur, nous vous détacherons.
Pour l’heure, dans la chambre d’exclusion, les soignants sont inquiets. Le montant du lit brisé sous l’assaut de la rage et du désespoir, menace, par son tranchant, l’intégrité corporelle du patient. Les soignants veulent le déplacer pour le protéger, car en ces lieux, on se soucie de prévenir les blessures corporelles, celles qui laissent des traces visibles. Le corps du patient attaché, ce corps qu’on veut préserver, est aussi ce corps menaçant, qui fait peur. Il ne sera déplacé qu’à condition que je le rendre inerte, inoffensif. C’est le rôle qui m’est assigné.
Le patient sait ce qui l’attend. Comme un condamné avant son exécution il formule un vœu, un dernier vœu, recouvrer sa dignité …enfin, un peu. Il macère dans ses urines depuis des heures, il voudrait juste prendre une douche, se changer.
« Pas question » rétorque l’infirmière armée de sa seringue, « nous verrons ça plus tard ». Elle aurait pu ajouter « si vous êtes sage ». C’est sans appel.
« Il l’a fait exprès pour qu’on le détache » me dira-t-elle plus tard.
Quel cynisme !
A-t-on seulement conscience que ce patient, ce malade, ce fou, est un homme ? Qui se soucie en cet instant de ce qu’il peut éprouver, de ces blessures invisibles que nous lui infligeons ?
Je suis au chevet de cet homme, trop près diront certains, je lui parle, j’essaye de le rassurer. Comment pourrais-je l’apaiser alors que je suis moi-même horrifiée par cette scène ! Ma bienveillance à son égard est dérisoire…j’en suis douloureusement consciente.
En cet instant, je me sens écrasée par ce monstre sans âme qu’est devenue la machine institutionnelle.
Désemparée, je cherche du regard de l’aide parmi les soignants, mais en vain. Leurs visages sont fermés, ma détresse, pas plus que celle du patient, n’est entendue. J’éprouve la violence de son isolement.
Nous sommes encerclés par les renforts. Cette milice toute puissante semble jouir de sa force. Place à l’intimidation…ils sont là pour mater la rébellion.
Le patient est sommé de se soumettre, d’accepter sans résister l’injection qui le rendra, pour un temps inoffensif.
Ses plaintes se muent en sanglots, puis en rage lorsqu’un infirmier qu’il ne connaît pas s’adresse à lui d’un ton condescendant en lui tapotant sur la tête.
Sa révolte est perçue comme une preuve ultime de sa violence, justifiant ainsi le traitement qui lui est réservé.
L’homme finit par se soumettre. Comment aurait-il pu en être autrement. La camisole chimique prendra momentanément le relais de la camisole de force afin que son corps inanimé soit déplacé sans peur. La peur, ce fléau de l’institution.
Combien de jours, combien de semaines cet homme restera-t-il attaché, je l’ignore. Mais pour avoir vécu ça en d’autres lieux, pour avoir vu la nécrose s’emparer de ces corps mortifiés, je sais à quel point l’aveuglement des hommes peut les rendre cruels.
Je suis furieuse qu’on maltraite un homme avec tant d’indifférence. Furieuse d’être le témoin impuissant, mais non moins complice de cette barbarie.
Les infirmiers, surpris par mon indignation et par les larmes que je peine à contenir, m’écoutent avec complaisance, mais ne m’entendent pas. Ils n’entendent pas sa souffrance à travers moi.
Les murailles défensives qu’ils ont élevées pour se préserver les coupent de leur humanité, sans cela, comment supporteraient-ils d’infliger à un homme un tel traitement ?
« Contention thérapeutique ». Attacher pour soigner, quel paradoxe !! Qui a dit qu’attacher un homme comme un chien enragé pouvait le soulager de sa souffrance ?
Le plus terrifiant pour moi, c’est que, durant ma courte mais édifiante expérience d’interne en psychiatrie, je n’ai jamais entendu quiconque remettre en question la légitimité de cette pratique. Pourtant, les dérives sont quotidiennes : de la contention préventive à la contention comme châtiment, en passant par la contention comme moyen de maîtriser les patients « turbulents » dont on n’a pas le temps de s’occuper, qui font désordre dans l’institution.
Nos patients ne sont-ils pas suffisamment malmenés par cette société ?
N’est-on pas censé accueillir leur souffrance quelle que soit la forme qu’elle revêt ? Ne doit-on pas les restaurer dans leur dignité, plutôt que relayer un discours politique et médiatique scandaleux, qui les désigne comme des criminels dangereux ?
Je refuse d’être un agent au service de la prévention de la dangerosité. Je refuse de voir en chacun de mes patients un criminel potentiel. Et pourtant j’étais là, entourée d’une garde renforcée déployée autour de moi parce qu’on prêtait à cet homme des intentions violentes.
Q’en est-il de la violence que nous lui faisons subir à lui, et à tant d’autres, au nom du principe de précaution ! Aurions nous le monopole de la violence ?
Les passages à l’acte de certains patients ne sont-ils pas le reflet de notre toute puissance, induits par le climat de suspicion et d’insécurité qui s’est insinué dans nos institutions ?
La contention préventive est régie par les mêmes principes que la rétention de sûreté. Et en laissant ces principes infiltrer nos pratiques, dans cet espace d’accueil de la différence, nous trahissons l’essence même de nos fonctions.
La transformation de l’institution psychiatrique en univers carcéral, bien qu’elle ait été officialisée il y’a quelques mois, se prépare depuis bien longtemps.
C’est l’aboutissement d’une volonté politique, enfin affichée, qui tend, depuis des années, à instrumentaliser les soins psychiques à des fins normatives et répressives. A faire de nous, soignants, des outils du contrôle social, mis en demeure, par les plus hautes autorités, de réduire la folie au silence.
La protocolisation des soins en psychiatrie, qui tend à se généraliser, est l’une des armes redoutables visant à nous soumettre.
Le protocole tue la pensée. Il nous enferme dans une technicité déshumanisante qui exclut toute dimension subjectale. Plus de place pour la rencontre essentielle de l’autre, pour l’imprévu, pour la création dans toute sa dimension soignante.
Pas de discussion possible. Un protocole, ça ne se discute pas, ça s’applique ! Le protocole est la matérialisation de la pensée unique, il tue l’esprit libre.
L’institution psychiatrique est en souffrance. Les soignants sont usés par les maltraitances administratives. Ils sont acculés par des tâches bureaucratiques ingrates censées rendre compte de la qualité des soins au détriment même des soins. La réduction des effectifs infirmiers rend impossible l’accomplissement des soins dans toute la dimension transférentielle que cela requière.
Les temps d’échanges et d’élaboration se réduisent comme peau de chagrin laissant les soignants désemparés dans une institution que la pensée a désertée. Leur isolement et leur détresse croissante renforcent leur sentiment d’insécurité, et par là même, le cercle vicieux des violences institutionnelles. Les valeurs si riches du travail collectif sont abandonnées au profit d’un cloisonnement des tâches et des fonctions, aboutissant aux clivages que l’on connaît dans les équipes.
Le travail à la chaîne remplace la création, dans une institution psychiatrique transformée en usine de traitement des déchets.
A l’aire de la « santé mentale », le sujet est réduit à des dysfonctionnements neurobiologiques, nié dans sa singularité, dans sa complexité. Il est sommé de taire sa souffrance, au risque d’être relégué au rang des incurables, des handicapés comme on les appelle maintenant. Encore une manière sournoise d’inscrire la souffrance dans le corps, sous l’angle de la défaillance.
Quand aux jeunes internes, victimes, pour la plupart, d’une rupture de transmission, soumis au discours dominant réducteur, ils n’ont désormais pour références que le DSM IV et le vidal. Dressés à chasser les symptômes, ils revendiquent fièrement leur statut de « médecins comme les autres », et se retranchent derrière leurs blouses blanches et leurs bureaux en n’ayant pas conscience qu’ils sont eux même un symptôme. Symptôme d’une société déshumanisée qui chasse les spectres en tous genres, et refuse d’admettre qu’elle produit le mal qui la ronge.
N’a-t-on pas entendu des internes en psychiatrie suggérer que des cours de self-défense soient intégrés à notre formation ? « Pour maîtriser nos patients sans leur faire de mal » disaient-ils !
On pourrait se munir de bombes lacrymogènes tant qu’on y est, ou de pistolets à décharges électriques…ça ne ferait jamais qu’une décharge de plus !
La réalité dépasse parfois la fiction ! Des murs surmontés de barbelés, des chambres d’isolement «dernier cri », des caméras de surveillance, des bracelets électroniques en guise de lien thérapeutique, c’est ce que l’avenir nous réserve si nous ne réagissons pas. Ne manqueront plus que les sentinelles…mais qui sait…la paranoïa est de rigueur.
Le projet de soins ambulatoires sous contrainte nous réserve également un avenir bien sombre ! Nos patients seront fichés et traqués sans merci, ils devront pointer aux CMP comme des criminels en sursis au risque de se voir dénoncés puis enfermés. La collaboration médico-policière a de beaux jours devant elle !
Prêts pour le grand nettoyage ?
Les hommes n’ont-ils toujours rien retenu de l’histoire ? Ont-ils oublié où la soumission et la collaboration pouvaient mener !
Combien de temps encore fermerons nous les yeux sur ces dérives ?
Nous devons mettre un terme à cette escalade, refuser de nous laisser instrumentaliser, refuser la mise à mort des soins psychiques.
Notre richesse réside dans la singularité de nos pratiques, puisons notre force dans la mise en commun de nos expériences. Nous devons recréer du collectif, de l’hétérogène, des espaces d’élaboration pour résister aux consensus qui écrasent la pensée.
Nous avons les moyens et le devoir d’empêcher le pire. La psychiatrie a toujours été, et sera toujours menacée de dérives idéologiques. C’est en questionnant perpétuellement nos pratiques, en redevenant subversifs que nous échapperons à l’enfermement.
Je voulais témoigner de mon expérience au singulier parce que c’est la singularité même qui est menacée par le rouleau compresseur de cette politique normative.
Parce que cette machine infernale menace de broyer sur son passage tous ceux qui s’écarteront de cette norme absurde.
Parce que nos patients, symboles malgré eux de l’insoumission et du hors norme, sont en première ligne face à cette entreprise d’épuration.
Je voudrais témoigner de mon espoir au pluriel, parce que c’est d’une révolte collective que cet espoir est né.
Parce que des voix se sont élevées parmi les soignants pour dénoncer la violence institutionnelle érigée en modèle.
Parce que je suis sortie de cet isolement mortifère, déterminée à me battre aux cotés de ces hommes et ces femmes pour réinstaurer la parole comme acte fondateur du soin, et de la relation soignant
Mounia Terki
Interne en Psychiatrie
Texte présenté aussi au Forum de la Nuit Sécuritaire au Colloque Europsy d’octobre 2009.