St Alban suite…ça sonne comme un thème de jazz, l’époque que nous vivons doit nous imposer des improvisations.
Le texte de l allocution de Celine Pascual à St Alban (juin 2015)
Elle donne le ton des journées qui ont été d une grande qualité avec des équipes qui dans leurs interventions ont montre leur créativité leur inventivité malgré des réalités parfois très difficiles.
« Le sommeil des hommes est plus sacré que la vie pour les pestiférés. On ne doit pas empêcher les braves gens de dormir. Il y faudrait du mauvais goût, et le goût consiste à ne pas insister, tout le monde sait ça… Le mauvais goût m’est resté dans la bouche et je n’ai pas cessé d’insister, c’est-à-dire d’y penser. »
C’est donc sur ces mots extraits de « La peste » d’Albert Camus que l’Association Culturelle du Personnel de St Alban vous souhaite la bienvenue.
Bienvenue donc, à vous qui ne faites pas l’économie de votre pensée,
A vous, qui considérez que la participation au débat public est une activité sérieuse,
A vous, qui savez que les victoires ne sont que provisoires, mais qui ne cessez lutter pour autant,
A vous, qui parfois les yeux baissés et l’œil si ennuyé, avez l’impression d’être dans une salle d’attente,
A vous qui pensez tout comme nous que la vie associative reste un des remparts les plus sûr contre l’uniformisation.
Bienvenue à vous tous.
François Tosquelles dans « Le travail thérapeutique en psychiatrie » nous disait déjà qu’ « il est toutefois prudent de ne pas trop se faire d’illusion sur l’histoire, compte tenu de la tendance que nous avons tous à faire bonne mine devant toute suggestion concernant les paradis perdus ».
Tout ceci ne nous empêche pas de puiser dans l’histoire les ressources suffisantes pour éclairer notre présent.
Car nous avons bien conscience de l’impact, du côté irréversible de cette histoire qui a commencé ici, de cette expérience singulière qui a transformé le monde de la psychiatrie française et de la vie asilaire, en nouant d’une part, une certaine conception de la folie « en tant que phénomène humain » (F.T) et d’autre part, l’analyse du traitement social qui lui est réservé.
Le traitement institutionnel des psychoses qui voit alors le jour, les effets et conséquences qui s’en suivent, constituent à ce jour un outil thérapeutique d’une grande pertinence.
Cet échafaudage d’une grande complexité, dont nous ne pourrions répertorier toutes les inventions, les avancées théoriques, l’ambiance effervescente de ce souffle novateur qui a pris le nom de psychothérapie institutionnelle, et qui aujourd’hui, ici, est démonté.
Car à St Alban, c’est un formidable travail d’oubli qui s’est opéré, ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de questions … que nous laisserons pour l’instant sous forme de suspension…
Trèves de bavardage, nous ne sommes pas là pour pleurer sur ce qui a disparu, mais plutôt regarder ce qui apparaît.
Cela fait des années que nous taisons cette énormité insidieuse et vérifions que la porte soit bien fermée pour l’empêcher de se répandre dans les couloirs. C’est sans concession que nous disons qu’il est plus facile de mettre l’accent sur la résistance pour masquer la honte de la collaboration. A examiner les soins sous le même angle que les statistiques, nous acceptons maintenant la confusion.
Nous avons adopté le langage de tout le monde : « combien de patients ?…, quel budget ?…, combien de personnel ?…, y’a un médecin chez vous ? »
Cette organisation rationnelle, managériale est aussi appelée : modernisation de la psychiatrie et du soin… psychiatrie spécialisée.
Tellement spécialisée qu’à St Alban, c’est en rondelle de symptôme que nous découpons le sujet, pour mieux le disséquer, formule estampillée modèle scientifique, qui rappelons-le ne prévaut que parce qu’il est reproductible, pour ne pas dire répétitif…
Tellement spécialisée que la camisole chimique semble la seule réponse possible, y compris pour certains enfants.
Tellement spécialisée que nous excluons le fou par le biais des courts séjours sans ancrage possible dans le passé ou l’avenir, mais aussi par le biais de la mise en place d’un soin très éloigné de ceux développés à l’intention des états psychotiques, notamment en CMP, où la rue, les associations de réinsertion, voire la prison deviennent refuge.
Tellement spécialisée que les patients sont ouvertement sélectionnés, triés en fonction de leur âge, de leur pathologie, de leurs symptômes… Il y a comme une odeur nauséabonde, un relent d’écœurement.
Pour les « agités », c’est la chambre d’isolement, dite chambre d’apaisement ou direct en UMD. Ces personnes peuvent aussi avoir droit à des séjours de rupture à « La maison des sources » (établissement temporaire d’accueil et d’urgence appartenant au Clos du Nid).
C’est dans ce va et vient incessant, lancinant que l’obscène s’installe…
Cette modernité répond à un certain nombre de critères de rentabilité.
St Alban doit maintenir voire améliorer son taux d’activité, tout en devant réaliser une performance financière : 900 000 euros d’économie pour la seule année 2015(des éclaircissements ont été demandés par le conseil de surveillance).
Mais pris en otage par cet « endettement », l’hôpital doit dégorger du « cash » ; et le « cash » aujourd’hui, pour un hôpital psychiatrique c’est les soignants : non renouvellement des départs à la retraite, récupération de 23 équivalents temps pleins…
L’équation est simple : diminuer le nombre d’employés, amoindrir les dépenses et donc augmenter le profit.
Dans cet hôpital psychiatrique, « entreprise comme les autres », les soignants ne sont que des pantins de dernier recours, l’équation d’une transaction ponctuelle d’humain.
Colmater le manque, remplir le vide, mutualiser les moyens humains, comprimer les effectifs, ce qui ne stoppe en rien l’hémorragie, mais qui sous l’égide de l’économie financière donne une impression d’unité.
Cette impression d’unité nous conduit à un consentement impensé, une acceptation du monde tel qu’il est, sans horizon ni extériorité.
D’autant plus que notre département ne facilite en rien cette politique… Petit extrait du quotidien : ici, c’est en temps que nous évaluons les distances kilométriques,
– Marvejols à 35 min de St Alban
– Florac à 1h30 de St Alban
– Langogne à 1h de St Alban
– St Chély à 16 min de St Alban
– Mende à 45 min de St Alban.
Une sorte d’inertie structurelle s’en dégage.
Cette unité se transforme aussi en amas uniforme, conforme et concentré dans lesquels on piétine à défaut de se rencontrer ; c’est l’éclosion de nouveaux bâtiments à l’architecture entassée, voire grillagée.
Nous nous installons dans le présent, évinçant toute mémoire, écartant tout espoir. Bien loin de l’idée de Tosquelles que « Lorsque nous avons l’impression de voir loin, c’est que nous sommes assis sur les épaules de nos pères ».
C’est à l’apogée de « l’instant » que nous avons à faire.
Nous sommes dans l’ici, le maintenant, le tout de suite… Véritable colonisation de l’institution de soin.
Le temps semble aux mains d’un Chronos pressé, qui s’infiltre dans toutes les strates, où nous recevons des demandes de consultation afin de traiter rapidement des problématiques singulières, familiales, parfois bien complexes.
Nous sommes comme impatient de notre présent.
Nous avançons à l’aveugle avec pour directive de conduire des entretiens, de conduire des ateliers thérapeutiques, de gérer des patients, d’évaluer les risques… Entassement de protocoles et de personnes, sans aucun travail de continuité.
Ce n’est peut-être pas un diplôme que nous aurions dû passer, mais un permis.
Permis d’oublier que nous avions quelqu’un en face de nous !
Nous nous trouvons bel et bien dans une logique commune, un modèle paradoxal où tout se trouve standardisé, nous sommes dans le « tout normé », il faut « séquencer » les opérations de travail tout en proposant un service exclusif devant respecter la singularité de chacun.
Nous sommes dans l’antichambre de notre propre liquidation.
C’est la fabrique d’individus dépourvus, sans opinion et interchangeables, commençant à s’emplir d’indifférence.
C’est un désenchantement qui suit le cours de la passivité ; un décharnement qui brise nos entrailles de soignants.
Exacerbation du sentiment de notre impuissance la plus grande, sous une pluie d’injonctions verticales et intempestives, auxquelles nous ne pouvons réchapper, auxquelles nous réagissons parfois, souvent de manière parfaitement prévisible.
Ce modèle rend les hommes superflus, appartenant ainsi à une humanité indistincte… On élimine l’individu au profit de l’espèce comme dirait Hannah Arendt.
Nous sommes alors en proie à une réelle solitude intellectuelle, c’est la situation du soignant réduit à une dimension de producteur, qui n’a plus la capacité de s’adresser aux autres et qui n’intéresse plus personne.
Les hommes ainsi isolés, sont sans pouvoir ; et l’isolement a un sens politique.
Mais à l’heure où la politique n’est plus que travail de spécialistes, où chacun se contente d’alimenter dans son coin cette dérision généralisée, et où, le politique se réduit à des responsabilités juridiques, nous sommes dépourvus de repères et devenons la proie à de faciles manipulations.
C’est ainsi que la direction assénant un discours et un vocabulaire de management, trouve des services qui « descendent » d’autres services, collaborant par là même au démembrement de l’hôpital.
Que chaque salarié doit alors proposer des idées pour améliorer son poste, chaque unité des idées pour améliorer son service ; sa méthode pour organiser sa douce agonie, en tout cas silencieuse.
Il serait donc illusoire de penser que nous résistons à un monstre diabolique, tout comme il serait illusoire d’attendre un sauveur.
Mais ne nous laissons pas envahir par une espèce de culpabilité collective et confuse, ne croyons pas que si tout le monde ou presque est coupable, personne ne l’est, car si chaque individu, chaque soignant est aussi le produit de son temps, il n’en reste pas moins que nous devons assumer nos actes, car nous en sommes responsables.
Or c’est dans les failles de ce système institutionnel, que nous rencontrons de lumineuses leçon d’éthique qui ne seraient pas apparues dans tout autre contexte, ainsi nous formulons l’hypothèse que tout n’était pas sympathique avant et que tout n’est pas abominable aujourd’hui.
Nous vous invitons donc, à « un renversement de l’ordre du silence ».
Et puis, il est bon de se rappeler, comme le disait Hannah Arendt, que « Tant que nous souffrons, dans les conditions du désert, nous sommes encore humains, encore intact. »
Alors,
Comment se mobiliser pour résister à cette machine infernale ?
Qu’en est-il de notre socle commun, de nos valeurs éthiques et politiques ?
Qu’en est-il de la valeur humaine de la folie ?
« Où commence et où finit la clinique ? »
L’ Association Culturelle du Personnel de St Alban.